Chapitre 30 : Disgrâce

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L'irruption de Lucifer dans une pièce faisait toujours se relever les têtes, en particulier celle d'Asmodée.

Au milieu de la foule qui envahissait son casino chaque soir, la démone remarqua immédiatement cette silhouette agile dont tous s'éloignaient inconsciemment. Elle fendait la foule avec l'assurance d'une reine, sans un regard pour les autres clients. Elle était habillée avec une sobriété détonnant des robes colorées et brillantes de bijoux des autres femmes de la salle de jeux. Elle se détachait d'autant plus, dans sa chemise blanche et son pantalon noir, parée seulement de ses lunettes de soleil. 

Asmodée prépara son plus beau sourire, sa voix la plus mielleuse et commanda un verre supplémentaire : 

- Lucifer, c'est un plaisir de te recevoir. 

L'élue de son cœur prit place à ses côtés, un sourire carnassier sur les lèvres : 

- Asmodée, très chère Asmodée... Parfois, je me demande ce qui te passe par la tête. 

La blonde fronça ses sourcils parfaitement dessinés, troublée. Était-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Lucifer se pencha exagérément vers elle, lui chuchotant à l'oreille : 

- Que dirais-tu de rejoindre un coin plus tranquille, loin de toute cette masse humaine ? 

Le cœur de la démone bondit dans sa poitrine. Les choses prenaient un tournant inattendu. Un sourire incontrôlable s'épanouit sur son visage. Enfin, fut la seule pensée cohérente qui se forma dans son esprit. Enfin, Lucifer ouvrait les yeux sur leur relation. Enfin, elle allait pouvoir assouvir le désir qui lui brûlait les entrailles depuis qu'elle avait vu l'ange déchu monter sur le trône de l'Enfer. Enfin, sa patience allait payer. 

Lucifer posa sa main sur la sienne, ses doigts brûlants sur sa peau. Asmodée la guida discrètement hors des salles de jeux bondées, dans un réseau de couloirs déserts. Elle sortit un trousseau de clés dorées de sa poche et déverrouilla une porte, les doigts tremblants d'excitation. 

A peine les clés sorties de la serrure, Lucifer la poussa à l'intérieur, claquant le battant dans son dos. La violence de ses gestes était surprenante mais pas désagréable aux yeux de la démone. 

Lucifer plaqua Asmodée contre un mur, sa main fermement accrochée au cou de la jeune femme. Elle serrait fort. Trop fort. 

- Tu pensais réellement que je n'allais pas faire le lien ? siffla-t-elle.

Asmodée porta ses mains à sa gorge, griffant les doigts qui l'étranglaient. Ce n'était pas un jeu. Lucifer était sincèrement en colère. 

- Des démons sous tes ordres disparaissent et soudain je trouve un tas de cadavres à l'endroit précis où je t'avais interdit de mettre les pieds ? Ou tu avais une autre raison de les envoyer chez Lilith ? 

Asmodée aurait voulu parler, se défendre, mais elle pouvait à peine inspirer un filet d'air. Lucifer desserra légèrement sa prise, lui laissant la liberté de placer quelques mots : 

- Je ne voulais pas... Je pensais que ça te ferait plaisir d'en être débarrassée définitivement... 

Elle bataillait pour respirer entre chaque mot, ses mains crispées sur les poignets de Lucifer. Elle ne pouvait que se débattre inutilement, lâcher quelques larmes, espérer l'attendrir suffisamment pour qu'elle ne lui réserve pas le même sort qu'à tous ceux qui l'avaient trahie. 

Ses chances de réussite étaient maigres. 

La main de Lucifer resta immobile, sans serrer ou relâcher le cou de sa victime, une chaleur surnaturelle irradiant graduellement sous sa paume. 

- J'ignore encore ce que je vais faire de toi... 

Son ton laissait entendre qu'elle avait déjà bien trop d'idées à lui proposer. 

Contre n'importe qui d'autre, Asmodée n'aurait eu aucune hésitation à provoquer son adversaire, à insulter et cracher, à mordre et menacer. Mais Lucifer avait bien plus d'expérience qu'elle dans ce domaine. 

Quelle fierté aurait-elle pu opposer à celle qui avait défié son Créateur par orgueil ? 

Quelles menaces aurait-elle pu proférer qui fassent trembler celle qui avait eu le Paradis et qui dirigeait maintenant l'Enfer ? 

Quelle volonté aurait-elle pu maintenir contre celle qui refusait de se repentir depuis des siècles par rancune ? 

La démone avait peut-être tous les autres défauts du monde, mais elle n'était pas stupide. Ce couloir allait être sa dernière demeure avant des mois, peut-être des siècles d'errance et de torture en tant qu'âme démoniaque solitaire. Elle allait souffrir, horriblement. 

Sa seule consolation résidait dans l'assurance que ses tourments viendraient du seul être de ce monde qu'elle jugeait supérieur à sa personne. Le respect, l'admiration, s'ils étaient mélangés à de l'envie, existaient néanmoins. 

Les doigts sur sa gorge lui arrachèrent un gémissement de douleur. Ils brûlaient sa chair et creusaient sa peau, son col partant en fumée. 

- Je pensais avoir été parfaitement claire, murmura-t-elle d'un ton lourd de menaces. Lilith est sous ma protection. 

Il y eut un instant de flottement. Certains auraient pu y lire une hésitation. Asmodée savait qu'il s'agissait d'un temps de préparation, de ceux qu'on prend avant de mettre fin à la vie de quelqu'un que l'on a un peu connu. 

Ce fut à cet instant que la vie d'Asmodée fut sauvée. 

Le téléphone de Lucifer vibra. Elle ferma les yeux, serrant les dents, excédée au plus haut point. Elle sortit l'appareil d'une des ses poches et décrocha. Durant d'interminables secondes, Asmodée n'entendit que les vagues murmures de son correspondant à l'autre bout du fil. 

Si elle avait eu la foi, elle aurait prié de toutes ses forces pour que cet appel soit plus important que sa trahison. Elle n'avait pas la foi, alors elle se contenta de rester immobile pour ne pas rappeler à Lucifer pourquoi elle était en train de l'étrangler. 

Elle crut à peine les mots qui sortirent de la bouche de Lucifer lorsque la voix inconnue eut fini : 

- J'arrive tout de suite. 

Elle n'allait pas mourir, pas tout de suite. Le regard rougeoyant de Lucifer se posa sur elle, brûlant aussi sûrement que la main sur son cou : 

- Un faux pas de plus, Asmodée, et je te réduis en cendres. 

Elle la lâcha sans autre considération, se dirigeant vers la sortie avec une colère renouvelée. Derrière elle, elle laissait une démone décoiffée, dans une robe froissée, à la gorge désormais ornée d'une empreinte de main au fer rouge. 

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