Le Droit Chemin

Chapitre 9 : La Propagation

Alastor installé dans la tanière qui lui servait de chambre, Lucifer avait convoqué son remplaçant dans la minute. Un Enfer sans bourreau ne méritait pas ce nom. Personne ne s'inquiéterait pour Alastor mais elle prit néanmoins le temps d'annoncer sa mise en quarantaine aux autres résidents du monde souterrain. Un démon malade, c'était surnaturel mais elle pouvait s'en occuper. Une dizaine, elle n'était pas sûre d'en être capable.

Elle se rendit à Las Vegas dans les plus brefs délais, songeant au temps de divertissement qu'elle pourrait se permettre sur place sans que les autres démons ne l'accusent de négligence. L'image d'Asmodée flottait devant ses yeux, se remémorant son sens aigu des affaires, ses négociations serrées, son mordant à toute épreuve, son corps choisi avec soin lors de sa réincarnation en humaine... 

Asmodée avait beaucoup d'atouts. 

Lucifer entra dans le hall de l'hôtel de luxe sur lequel la démone avait jeté son dévolu cette semaine et offrit un sourire charmeur au jeune homme derrière le comptoir de marbre rutilant de l'accueil : 

- Je viens voir Asmodée. 

- Madame a demandé à n'être dérangée sous aucun prétexte. Je suis navré mais vous allez devoir patienter. 

La jeune femme se pencha vers lui et souffla d'une voix mielleuse : 

- Je ne compte pas attendre. Dis-lui que Lucifer veut la voir. Je connais le chemin. 

Elle ne lui accorda pas un regard supplémentaire. Les portes de l'ascenseur spacieux s'ouvrirent sur son passage et se refermèrent sans laisser le couple qui l'avait appelé entrer. 

Asmodée s'installait toujours au dernier étage, pour admirer l'étendue de son pouvoir à travers une baie vitrée à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Lucifer ne patienta pas plus sur le pas de la porte et entra sans frapper. Aucune issue ne lui résistait bien longtemps. 

La suite du dernier étage avait été aménagée sur la demande de sa cliente pour accueillir un vaste bureau en verre orienté en direction du panorama qu'offrait la ville en contrebas. Asmodée, dos à Lucifer, tourna lentement sa tête sur le côté en entendant le bruit de ses pas sur la moquette claire. 

- Lucifer... Je ne m'attendais pas à te voir. 

Sa voix laissait tomber les sons d'une manière délicieuse, sous l'épaisseur d'un accent étranger fabriqué de toutes pièces. Ses longues boucles blondes et sa peau de porcelaine lui donnait un air de poupée fragile et inaccessible de perfection. Ses yeux bleus largement soulignés de noir étaient désarmants de candeur, d'une innocence que Lucifer savait feinte. 

- Moi non plus, à vrai dire.

Asmodée, impeccable dans son tailleur d'un blanc éclatant, fit pivoter les roues de son siège pour lui faire face : 

- Qu'est-ce qui t'amène ? J'imagine que tu n'as pas changé d'avis à propos de nous... 

L'amertume rendait son accent plus prononcé. Lucifer fit mine de ne pas l'avoir remarqué et se posta à la fenêtre. 

- Alastor m'a dit qu'il était venu à l'une de tes soirées. J'aimerais voir les vidéos de surveillance. 

La démone gloussa : 

- Des caméras de surveillance ? Enfin, Lucifer ! Tu sais bien que ce sont des soirées très privées ! Je ne peux pas me permettre d'avoir des vidéos compromettantes des plus grandes personnalités d'Hollywood sur un ordinateur ! 

Son invité surprise ne daigna pas sourire à son trait d'humour et elle leva les yeux au ciel : 

- Tu devrais arrêter de côtoyer des anges, ça ruine ton humour. Viens, je dois bien les avoir stockées quelque part. 

Elle réussit la magie de faire claquer ses talons sur de la moquette, talent démoniaque certainement, et sortit un ordinateur portable d'une sacoche en cuir noir. Elle le posa sur le lit et fit signe à Lucifer de la rejoindre. Elle s'approcha avec hésitation. Sans quitter l'écran des yeux, Asmodée demanda, vaguement intéressée : 

- Pourquoi veux-tu ces vidéos ? Alastor n'est pas un spectacle passionnant à ce genre de soirées, tu sais ? Il ne s'amuse pas comme nous... 

- Il est dans le coma. Je me suis dit qu'il avait peut-être fait une mauvaise rencontre ici. 

La démone tourna brusquement la tête et plongea ses yeux glacés dans les siens : 

- Mes invités sont triés sur le volet, tout comme mes agents de sécurité. Je ne te permets pas de douter de mes compétences dans ce domaine. 

- Je ne doute pas de toi. Mais tu ne peux pas avoir un œil sur tout le monde. Arrête de jouer les gamines capricieuses et montre-moi ces vidéos. 

Asmodée serra les dents mais ne répondit pas. Lucifer avait coutume de lui parler beaucoup plus respectueusement lors de leurs nuits à deux, ou alors de lui faire savoir que ce n'était qu'un jeu. Elle garda sa déception pour elle et fit ce qu'on lui demandait. 

- Les voilà. 

Lucifer lui arracha presque l'ordinateur des mains. La silhouette d'Alastor était bien reconnaissable sur l'écran haute définition. Elle étudia attentivement ses déplacements en accéléré sur la totalité de la nuit, examina les visages un par un, mais rien, aucun des invités ne sortait de l'ordinaire. 

- Il n'a pas pu se plonger dans le coma tout seul... Tous les démons invités vont bien ? 

- De ce que j'en sais, oui. Personne n'est venu se plaindre, en tous cas. 

La brune hocha distraitement la tête, concentrée. Asmodée lui retira doucement l'ordinateur des mains et le posa sur le sol avant de prendre les mains de Lucifer dans les siennes. 

- Tu as réfléchi à ce que je t'ai dit la dernière fois qu'on s'est vues ? 

Lucifer déglutit. Oui. Et non. Elle ne voulait pas y penser. Toutes les fibres de son corps se rebellaient contre cette idée lorsque sa tête lui hurlait d'accepter. 

- Je sais que tu as du mal à l'oublier, elle. Mais profite de ta vie. Ne la laisse pas t'empoisonner maintenant comme elle l'a fait par le passé. 

- Ne parle pas d'elle comme ça. 

Asmodée sursauta à la dureté de son ton. Elle poursuivit pourtant : 

- Lucifer... Votre histoire est finie. Et je suis là pour toi, je peux t'aider, si tu me laissais juste... 

- Tais-toi. Je ne veux plus t'entendre. 

Elle se leva brusquement, s'arrachant du lit, et retourna se coller à la baie vitrée, les bras croisés sur la poitrine. Le silence s'étira quelques secondes entre elles, le temps que Lucifer se balance d'un pied sur l'autre au rythme de ses changements d'avis. Elle déclara enfin, retirant ses lunettes : 

- Ecoute Asmodée : il ne se passera rien de romantique entre nous. Pas maintenant. Pas avant des siècles et encore, seulement si on change, toutes les deux. 

- Lucifer... 

Le doux visage de la démone fut traversé d'une grimace de douleur qu'elle cacha de son mieux. Lucifer préférait annoncer les mauvaises nouvelles brusquement, sans filtre, pour que tous sachent à quoi s'en tenir. Evidemment, comme elle ne faisait pas dans la dentelle, c'était douloureux. Mais elle aurait cru Asmodée capable de mieux contrôler ses émotions. 

- Je vais y aller. J'espère que ça ne nous empêchera pas d'être amies. 

Elle le pensait sincèrement, pour une fois. 

Asmodée ne répondit, se laissa retomber sur le lit, vidée de toutes ses forces. 

- Asmodée ? Va pas me faire une crise cardiaque, ce n'est pas encore la fin du monde...

La respiration saccadée, ses grands yeux bleus crièrent leur détresse. Lorsque les ténèbres lui brouillèrent la vue, elle ne put qu'entendre la course de Lucifer pour la rattraper. 

- Asmodée ? Asmodée ?