Chapitre 29 : Enchantée

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Partie V : La Fin

- Papa, regarde !

Maëlle agitait les bras pour que son père la repère au milieu de la foule d'enfants agglutinés sur l'aire de jeux. Théodore lui fit un signe de la main avec un grand sourire.

Bien sûr qu'il la regardait. Il ne la quittait quasiment plus des yeux depuis son enlèvement. La nuit, il se réveillait au moindre bruit, convaincu de trouver une silhouette adulte au chevet de sa fille. Il ouvrait doucement la porte et restait de longues minutes à surveiller Maëlle endormie, juste pour être sûr. On ne sait jamais. 

Il ne sortait plus, dormait mal, mangeait à peine. Constamment sur le qui-vive, il commençait à soupçonner ses voisins d'être des démons déguisés, que la vigilance de Lucifer n'aurait pas suffi à repousser. Même les simples promeneurs du parc devenaient suspects à ses yeux. 

- Votre fille est pleine d'énergie ! 

Théodore força un sourire à la femme assise à ses côtés sur le banc public. Elle se voulait sympathique, rassurante, ordinaire. Peut-être trop ? Était-elle réellement la mère de famille qu'elle semblait être ? 

La panique monta et il se leva brusquement : 

- Je pense qu'elle s'est assez dépensée pour aujourd'hui. On va y aller. 

Il abandonna la jeune femme sur un autre faux sourire et courut attraper sa fille au pied du toboggan. C'était dangereux. Tout le monde était dangereux. 

Maëlle protesta un peu en quittant le parc, tendant les bras vers les jeux comme s'ils allaient soudain prendre vie et la réclamer. Son père lui fit oublier son chagrin avec une promesse de glace calculée, technique ancestrale de chaque parent pour éviter un caprice que de détourner l'attention de l'enfant. 

Tout à sa diversion, Théodore sursauta violemment en remarquant la présence d'une autre personne de l'autre côté des portes vitrées de leur immeuble. Maëlle leva les yeux vers lui, l'air inquiet. Il sourit, rassurant, tout comme l'autre en face de lui, qui n'était que son propre reflet dans le verre. Il avait vraiment besoin de sommeil. 

- C'est la nuit qu'il faut dormir !  

La voix, chaleureuse et taquine, de la voisine tira un rire fatigué de la gorge de Théodore. Lily s'était installée depuis peu dans l'appartement en face du leur. Ils se croisaient régulièrement dans les couloirs et elle avait toujours un sourire à offrir. Elle n'avait pas cherché à se rapprocher de Théodore de manière romantique -pas comme les démons du mois précédent-, ce qui le rassurait déjà un peu sur ses attentions. 

Lily avait même réussi à s'attirer les grâces de Maëlle, avec qui elle discutait dessin et peinture. Elle devait être artiste, ou professeur, vu toutes les connaissances qu'elle avait accumulées sur l'art et les différents styles à travers le monde. 

Lily referma sa boîte aux lettres et s'accroupit devant la fille de Théodore, un large sourire aux lèvres : 

- J'ai retrouvé le matériel de dessin dont je t'avais parlé la dernière fois. Tu pourras passer le prendre chez moi, si ton papa est d'accord. 

Deux paires d'yeux se dirigèrent instantanément vers lui, en attente d'approbation. Théodore passa une main sur son visage marqué par la fatigue. Maëlle n'allait pas se laisser aussi facilement distraire que pour le parc ; elle tenait vraiment à ce matériel de dessin. 

- On n'a qu'à y aller ensemble. 

Accompagner Maëlle partout était une solution. Épuisante, il fallait le reconnaître, mais la meilleure qu'il ait sous la main. Lily et Maëlle avancèrent ensemble jusqu'à l'ascenseur, prenant plusieurs mètres d'avance sur le père célibataire. 

Théodore ne put détacher son regard des deux mains liées, entre sa fille et la voisine. Si Lucifer avait accepté de rester avec lui pour élever Maëlle, elle aurait pu être celle à qui la petite offrait des dessins, celle qui lui tenait la main, celle qui la surveillait au parc et qui la sortait du lit. 

Non, il ne devait pas penser à ça. Lucifer avait fait son choix. Elle ne voulait pas s'occuper d'un enfant ; elle avait "déjà donné", comme elle le disait elle-même. Il n'avait pas demandé de détails mais il se doutait que c'était douloureux. 

La nuit où elle avait découvert sa grossesse, il l'avait trouvée assise sur le palier de son appartement, sa robe de soirée tendue sur son ventre rond, ses lunettes de soleil broyées sur ses genoux. Elle les avait très vite remplacées, mais l'expression sur son visage cette nuit-là ne s'effacerait jamais de la mémoire de Théodore. Elle avait eu l'air si perdue, au bord des larmes, complètement paniquée. 

Quelques heures, plusieurs litres de thé et de nombreuses cigarettes plus tard, ils étaient parvenus à un accord : Théodore s'occuperait de l'enfant et Lucifer... Lucifer ferait de son mieux. De loin, de préférence. 

Lily n'était pas du tout comme ça. Elle avait le contact facile, surtout avec les enfants. Théodore aurait été incapable de lui donner un âge. Elle paraissait plutôt jeune mais racontait des centaines d'anecdotes sur des voyages aux quatre coins du monde, comme si elle avait tout vu et tout vécu. 

Théodore l'aimait bien, vraiment bien. Ses yeux étaient d'une couleur particulière, pas le rouge sang de ceux de Lucifer, mais un vert brillant, comme un feuillage d'été éclairé par le soleil. Il les trouvait hypnotisants. 

Elle déverrouilla la porte de son appartement et laissa Maëlle s'engouffrer à l'intérieur. Théodore suivit, les mains déjà tremblantes à l'idée que sa fille était hors de vue. 

- Il n'y a personne d'autre à l'intérieur, je te le promets, le taquina Lily. Arrête de t'inquiéter autant ! 

Le jeune papa força un sourire, qui s'évanouit progressivement à mesure qu'il découvrait l'ameublement de l'appartement. Il se résumait très simplement à une table, recouverte de feuilles, de pinceaux, de crayons. Une boîte en bois usée par le temps trônait sur le matériel de dessin que Maëlle retournait dans tous les sens. 

C'était tout, pas de canapé, de chaise, de placard, ni même un matelas quelque part. On aurait presque pu penser que personne n'habitait ici. 

- Ça va Théodore ? Tu es tout pâle... Tu veux aller te reposer un peu ? Je peux garder Maëlle. 

Soudain, la voisine paraissait beaucoup moins sympathique à Théodore. Il essaya de conserver un comportement naturel, action rendue difficile par son envie pressante de courir hors de l'immeuble avec sa fille. 

- J'ai besoin de dormir quelques heures mais je peux rester. 

Elle secoua la tête, faisant onduler joliment ses boucles rousses : 

- Je peux t'aider. 

- Quoi ? 

Ce fut sans doute à cause de la fatigue, ou bien de la surprise, que Théodore ne réagit pas lorsque la gentille voisine saisit le lourd coffret et l'écrasa sur son crâne, le plongeant dans l'inconscience. 

Le Droit CheminOù les histoires vivent. Découvrez maintenant