Chapitre 18 : Elle

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Théodore posa une tasse de thé devant Lucifer, sur la petite table de la cuisine. A l'image du reste de l'appartement, l'espace était restreint mais savamment meublé pour que le manque de place ne se fasse pas trop sentir. Théodore avait catégoriquement refusé que Lucifer leur paye un logement sur les fonds privés de l'Enfer, pour une raison qui échappait totalement à la jeune femme. 

Elle saisit la tasse entre ses mains et souffla sur le liquide brûlant. Elle avait posé ses lunettes de soleil sur la table, les branches sagement repliées l'une sur l'autre, comme elles ne l'étaient jamais depuis qu'elle en avait fait l'acquisition. 

Le père de Maëlle s'adossa aux placards de la cuisine et croisa les bras : 

- Tu veux en parler ? 

- De ? 

- Ton frère. 

Elle ferma les yeux quelques instants, laissant la céramique lui brûler les paumes. La douleur, minime, lui procura suffisamment de sérénité pour répondre avec le sourire : 

- Non, merci. Gabriel et moi avons toujours eu des idées opposées sur la plupart des sujets possibles. Parler de notre relation conflictuelle ne serait qu'une perte de temps. 

- C'est pour ça que tu ne lui as rien dit pour Maëlle ? Tu avais peur qu'il s'oppose à l'idée ? 

Elle ouvrit les yeux et les plongea dans les prunelles bleues du jeune homme, hypnotiques, innocentes. Ce regard l'apaisait inexplicablement, et jamais Théodore n'avait manifesté la frayeur extrême que les autres humains ressentaient inévitablement en croisant ses yeux rouges. Il était une exception, la deuxième au monde. Le seul homme à pouvoir soutenir son regard sans trembler de terreur. 

Lucifer ne savait pas réellement ce qui faisait de lui une exception. Il n'avait rien d'extraordinaire, en-dehors de ces deux billes bleues capables de sonder son âme et de savoir exactement ce qu'elle ressentait, auxquelles elle était incapable de mentir. 

- Gabriel n'aurait pas été contre l'idée, répondit-elle. Mais il aurait été tellement heureux qu'il n'aurait pas pu tenir sa langue et les événements d'aujourd'hui seraient arrivés bien plus tôt. 

- Puisque tu en parles, pourrais-tu m'expliquer exactement ce qui s'est passé ? Je me doute que des démons étaient impliqués mais pour le reste... 

Lucifer but son thé, le temps de rassembler ses pensées. Il était tout naturel que Théodore veuille savoir ; il méritait même la vérité. Mais la situation était si compliquée, s'étirait sur tant de siècles et impliquait tant de ses relations - toutes aussi compliquées et longues - avec le reste du monde qu'elle était épuisée d'avance par l'ampleur de la tâche. 

- Elle a ordonné à des démons de l'enlever, lâcha-t-elle finalement. Elle a dû apprendre son existence et s'est décidée à se venger. 

Théodore s'assit en face d'elle, soucieux : 

- Tu veux dire que ça peut recommencer ? Que n'importe lequel de mes voisins peut s'avérer être un démon et enlever ma fille ? 

Les mots de Lucifer claquèrent vivement dans l'air, avec toute l'assurance et l'autorité dont elle faisait preuve en tant que souveraine de l'Enfer : 

- Non, je vais m'assurer que ça ne se reproduise pas. Ta famille sera en sécurité, Théodore. Je vais tout faire pour ça. 

Il pinça les lèvres et la détailla longuement, cherchant dans son attitude la certitude qu'elle disait vrai. Il finit par soupirer et se releva, déplaçant tout et rien dans la cuisine avec agitation. Dans un moment de calme, il posa ses poings fermés sur le plan de travail et demanda : 

- Qui est cette personne que tu redoutes assez pour ne pas en prononcer le nom ? 

Elle se retint de le détromper, d'avouer que ce n'était pas la peur qui l'empêchait de prononcer son nom, mais la douleur, sourde et envahissante, persistante malgré les années, qui revenait à chaque fois qu'elle y faisait allusion. Elle ravala sa fierté, la noya sous quelques gorgées de thé et lança en s'efforçant de ne pas trop réfléchir : 

- Elle s'appelle Lilith. 

Elle fit une pause, puis ajouta : 

- Mon ex. 

Théodore se retourna mais elle ne le vit pas. Ses pensées étaient penchées sur ses souvenirs, de lointains, très lointains souvenirs. 

Un pays envahi par la végétation, des fruits juteux et des animaux en pleine santé derrière chaque tronc. Une jeune femme rousse, nue et insouciante, observait un vol d'oiseaux, volant dans le ciel bleu surplombant le jardin d'Eden. Elle était seule, son compagnon dormant un peu plus loin. Sa peau claire était protégée du soleil par les nombreuses branches d'arbres au-dessus d'elle et ses yeux n'avaient rien à envier au vert profond de la forêt. 

Lucifer n'avait pas voulu la croiser. Moins elle croisait des humains, mieux elle se portait. Mais elle se trouvait là, et Lilith aussi. Elle l'observait avec une curiosité mêlée de méfiance. Qu'y avait-il de si important chez les humains pour qu'elle doive s'abaisser à les servir ? De son abri en hauteur, camouflée par la nature, l'ange déchu ne pouvait détacher son regard de la jeune femme au pied de sa cachette. 

Puis elle leva ses yeux verts, croisant son regard, tâche rouge brillante parmi les feuilles. Un sourire étira les lèvres de l'humaine. Lucifer sut à ce moment-là qu'il y avait réellement quelque chose de spécial chez les humains, chez celle-là en tous cas. Mais quoi ? 

- Lucifer ? Que s'est-il passé avec ton ex ? 

Elle fixa son attention sur le jeune homme inquiet face à elle. Il s'était assis de nouveau et avait posé ses mains sur les siennes, les sourcils froncés. Elle se concentra sur lui, sur le présent, sur la tasse entre ses doigts. Les événements précis lui échappaient après tout ce temps écoulé, mais elle n'oublierait jamais les sensations de cette rencontre. La douleur aussi restait tapie dans un coin de son cœur, en permanence, et la frappait avec d'autant plus de violence lorsqu'elle y songeait de trop près. 

Elle haussa les épaules, éludant la question : 

- C'était il y a longtemps. Je ne m'en souviens pas vraiment. 

Théodore flaira le mensonge mais ne le fit pas remarquer. Il détourna le sujet : 

- Maëlle a envie de mieux te connaître. Elle aimerait que vous passiez du temps ensemble. 

- Et toi ? Tu veux qu'elle me connaisse mieux ? Elle risque d'être très déçue. 

Théodore passa une main sur son crâne rasé, un sourire désabusé sur les lèvres. Il était déjà épuisé et il n'était même pas midi. Sa fille enlevée et retrouvée dans l'heure, il n'avait pas eu le temps de mourir d'inquiétude mais son agonie était déjà bien entamée lorsque Lucifer avait fait rugir le moteur de la voiture noire dans la rue. Il était néanmoins bien trop éprouvé par sa matinée pour argumenter avec Lucifer. 

- Elle veut savoir de qui elle tient. Je la comprends. Tu devrais lui laisser une chance de se faire sa propre opinion, au lieu de la fuir comme la peste. 

- Je ne la fuis pas ! Je lui évite de mauvaises fréquentations ! 

Piquée dans son orgueil, elle croisa les bras sur sa poitrine avec une moue vexée. 

- Donc... Tu acceptes de passer un peu de temps avec elle ? 

Théodore essayait de retenir un petit sourire vainqueur, ce qui n'échappa pas à son invitée. Il savait où frapper pour lui faire changer d'avis. Elle ignorait depuis quand il avait acquis ce pouvoir mais il faudrait qu'elle y remédie au plus vite. 

Elle soupira d'impuissance, sans voir la petite fille cachée derrière la porte entrebâillée, qui se retint de sauter sur place tant sa joie était grande et retourna dessiner sur la table du salon le plus silencieusement possible. 

Le Droit CheminOù les histoires vivent. Découvrez maintenant