Chapitre 35 : La Fin

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Lucifer étudia attentivement l'écran de son téléphone, lisant et relisant le message qu'elle venait d'écrire. Finalement, elle appuya sur la touche "Envoyer" avec une moue perplexe. 

Dans la minute, un battement d'ailes puissant fit frémir les parasols déployés de la terrasse du café. Gabriel s'assit en face d'elle, l'air soucieux. Lucifer réprima un rire en constatant son empressement : 

- Un simple "J'arrive" m'aurait convenu, Gaby. Tu n'étais pas obligé d'accourir. 

Il fronça les sourcils, puis son visage s'éclaira de compréhension : 

- Oh, je n'aurais pas pu te répondre. J'ai fait don du téléphone que tu m'avais offert. J'ai juste senti que tu souhaitais me voir. 

Et je me suis dit que tu avais besoin de compagnie en ce moment, acheva-t-il en pensée. 

Lucifer ne releva pas le fait qu'il se soit débarrassé d'un cadeau, il avait eu un air si perdu lorsqu'il le lui avait montré qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'il sache s'en servir, encore moins à ce qu'il le garde. 

Elle fit signe à un serveur et demanda distraitement, l'air de rien : 

- Comment vont les autres ? 

Gabriel sourit : 

- Chamuel se remet plutôt bien. Elle t'accorde son pardon. 

La nouvelle ne fit pas ciller Lucifer, qui attendit patiemment la suite.

- Mickaël est parti rejoindre ses armées au front. Il avait besoin de se recentrer sur son travail habituel. 

Elle ne retint pas un sourire satisfait. Mickaël était loin et c'était pour le mieux.

- Et Raphaël ? s'enquit-elle en feignant de se concentrer sur sa manucure.

- Raphaël... Il est différent. Il s'en veut beaucoup d'avoir été si influençable. Il hésite à s'approcher seul des humains maintenant. J'essaie de le convaincre de retrouver une activité normale. En attendant, je l'accompagne lorsqu'il me le demande. 

Lucifer hocha la tête, satisfaite : 

- Tout le monde se remet bien de notre presque-Apocalypse, à ce que je vois. 

- Et Théodore et Maëlle ? Comment vont-ils ? 

- Partis en vacances. Ils en avaient besoin. 

Le serveur vint prendre leurs commandes, initiant un blanc dans la conversation. Gabriel réfléchit longuement avant d'aborder le sujet épineux. Il demanda enfin, prudemment :

- Comment va Lilith ? 

Lucifer haussa les épaules et posa ses coudes sur la table, la tête posée sur son poing fermé : 

- Je ne sais pas. Elle a sa cellule en Enfer et il me semble qu'elle s'est fait quelques amis. Je t'avoue que je ne m'y intéresse pas trop. 

- Pourquoi ? Je pensais qu'elle et toi... 

- C'est fini entre nous. Nous nous sommes mises d'accord là-dessus. 

Le dire à voix haute ne lui fit pas ressentir ce à quoi elle s'attendait. Pas de douleur, d'amertume ou de regret ; seul le soulagement l'envahit. Cette histoire avait beaucoup trop traînée. Elle aurait dû s'en occuper plus tôt.

Elle fit taire la petite voix dans sa tête qui lui chuchotait qu'elle aurait été incapable de le faire ne serait-ce qu'un jour plus tôt. 

Gabriel posa une main rassurante sur le bras de sa sœur :

- Si tu as besoin d'en parler, je suis là.

Elle rit doucement. Evidemment que Gabriel serait toujours là pour parler. Le serveur déposa leurs commandes sur la table et s'éclipsa immédiatement.

La couleur inhabituelle des yeux de Lucifer y était peut-être pour quelque chose. Le rouge sang effrayait toujours. Elle n'avait pas pris la peine de remplacer ses lunettes de soleil.

Gabriel lui sourit patiemment et ce simple geste donnait l'envie de se confier. Ça devait fonctionner remarquablement bien sur les humains. 

Elle saisit son verre de vin et se perdit dans la contemplation du liquide foncé, ondulant au rythme des tours lents qu'elle lui faisait réaliser. 

- Tu me connais. Quand j'ai besoin de tourner la page, j'aime bien démarrer des feux.

Gabriel écouta attentivement, se remémorant la bibliothèque de sa sœur en flammes quelques millénaires plus tôt.

- J'ai tout brûlé. 

Elle ferma les yeux, les souvenirs de cette nuit remontant à la surface. Les flammes dévoraient la maison, enveloppaient chaque objet et l'engloutissaient avec appétit. Le vieux bois craquait sous la chaleur ; la fumée s'élevait en épaisses volutes au-dessus de la forêt, camouflant la pâle lueur des étoiles pour ne laisser que les flammes aveuglantes. Elles dansaient sous la force d'un vent invisible, réduisant tout en cendres : la maison, les souvenirs et le corps de Lilith.

Lucifer était restée longtemps à observer l'incendie, la cigarette aux lèvres, avec une pensée pour ses lunettes en morceaux qui fondaient sous l'effet de la chaleur, oubliées près de l'arme du crime, au cœur des flammes. 

- J'ai réfléchi, déclara-t-elle soudain. Je pense qu'il faut qu'on se mette d'accord sur une chose. 

Elle sortit une épaisse liasse de feuilles de sous la table et la posa lourdement en face de Gabriel.

- Ton contrat, expliqua-t-elle. 

Elle renversa son verre sur les pages. Gabriel sourit largement en la voyant sortir un briquet de sa poche et enflammer le papier. Le contrat partit en fumée sous le regard paniqué du serveur qui n'osa pas s'approcher pour autant. 

- Maintenant, expliqua Lucifer en balayant les cendres du dos de la main, tu vas m'écouter.

Elle se pencha vers lui, ignorant la suie qui couvrait la table et salissait ses vêtements :

- Si tu as besoin d'aide, tu m'appelles. Tu m'invoques, tu m'écris, tu m'envoies un pigeon voyageur ou un avion en papier, tu fais comme tu veux mais tu ne restes pas seul dans tes problèmes.

- Et si tu as besoin d'aide, rétorqua Gabriel sur le même ton, tu m'appelles.

Elle tendit la main :

- On est d'accord.

Il la saisit :

- On est d'accord.

A voir ainsi un ange et la souveraine de l'Enfer sceller une promesse, il eut été facile de croire que le monde allait se pacifier, les relations s'apaiser, la guerre s'éviter.

Il eut été facile de considérer cette poignée de main comme une réconciliation et ces sourires échangés comme autant de bienveillance partagée.

Il eut été facile d'oublier l'annonce d'un déchirement définitif dans cette grande famille inhumaine, parfois en mieux, parfois en mal. Il eut été facile d'oublier l'Apocalypse qui arriverait nécessairement.

Lorsque l'ange déchu plongea son regard, sombre et sanglant, dans celui, clair et bienveillant, de son frère, elle se dit que la fin du monde pouvait attendre encore un peu.

Fin de la partie V

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