Chapitre 28 : La Rupture

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Lilith s'affala sur le lit, épuisée. Lucifer était adossée au mur depuis plusieurs minutes, les bras croisés sur sa poitrine, attendant impatiemment qu'elle termine la tournée de "Bonne nuit" et de "Fais de beaux rêves" aux dortoirs. Ce n'était plus un enfant qu'elle voulait avoir ; c'était des dizaines qu'elle avait ramenés et bordés chez elle, chacun dans son lit, sagement rangés comme des poupées. 

Lucifer n'aimait pas ça. Elle n'aimait plus grand chose dans sa vie ces derniers temps. 

- Où est-ce que tu as trouvé celui que tu as ramené aujourd'hui ? demanda-t-elle avec neutralité. 

- Dans la rue. 

Autrefois, les yeux de Lilith se seraient emplis de larmes à ces mots, à la simple pensée d'un enfant abandonné, livré à lui-même, sans défense. Plus maintenant. Elle se glissa en soupirant d'aise sous les couvertures. Quelque chose se brisa en Lucifer. Son cœur peut-être. 

- Tu mens. 

Ce n'était pas la première fois et Lucifer n'était pas suffisamment aveuglée par l'amour pour ne pas le remarquer.

- Tu l'as enlevé à ses parents.

Ce n'était pas une question. Elle savait que les humains craignaient de laisser leur enfant seul, une crainte naturelle qu'il se blesse ou se fasse attaquer par un animal. Mais la peur avait grandi ces dernières années, rendant les humains plus suspicieux, plus dangereux. Les étrangers n'inspiraient plus la curiosité des habitants mais la méfiance.

Des légendes commençaient à se former dans les villages et, même si le nom de Lilith n'y avait figuré, Lucifer aurait compris.

- Tu ne peux pas faire ça, continua-t-elle. Il faut que tu les ramènes à leurs parents.

Lilith, indifférente jusqu'alors, se redressa brusquement à ces mots.

- C'est un ordre ? Tu commandes, j'obéis ? Je ne suis pas un de tes démons, Lucifer. Ma vie n'est pas réglée selon tes humeurs.

La fureur brillait dans ses yeux verts. La respiration de Lucifer se fit laborieuse et elle ferma les yeux :

- Ce n'est pas ta vie dont il est question. Ces enfants ont une vie, une vie que tu bouscules pour ton propre intérêt.

- Mon intérêt ? Ils ont mille fois plus de chances de mourir sans moi !

- Ce sont des humains ! Evidemment qu'ils vont mourir !

Lilith serra les draps entre ses doigts pour empêcher ses mains de trembler. La voix de Lucifer avait résonné dans toute la maison. Elle tremblait aussi.

- Je sais que tu penses bien faire, reprit-elle en essayant de garder son calme. Tu penses qu'ils méritent des parents attentionnés, une mère comme toi. Mais beaucoup ont déjà des parents qui prennent soin d'eux.

Lucifer soupira en laissant ses bras tomber le long de son corps. Elle avait rarement semblé aussi désemparée face à Lilith. L'idée fit monter les larmes aux yeux de la rousse mais elle resserra sa prise sur les draps. C'étaient ses enfants dont il était question. Elle ne se laisserait pas attendrir.

Sa compagne la scruta, guettant une réponse. Elle leva un bras en direction des dortoirs à l'autre bout du bâtiment.

- Ils sont des dizaines ! Ce ne sont plus tes enfants, ce n'est plus une famille, c'est un orphelinat !

- Ils ne sont pas orphelins puisqu'ils m'ont, moi !

Lucifer ferma les yeux, les mains tremblantes. Lilith la fixait, furieuse.

- Tu n'as jamais compris l'importance d'avoir une famille.

- Je t'avais toi...

- Ce n'est pas ça, une famille !

Elle se leva, échevelée, sa voix montant encore en volume :

- Tu n'as personne, Lucifer ! Tu es seule et tu voudrais que je le sois aussi ! Tu ne m'aimes pas, tu as juste peur ! Peur que personne ne veuille de toi ! 

- TAIS-TOI ! ARRÊTE !

Lilith s'assit sur le lit, ses jambes incapables de la soutenir. Les yeux de Lucifer brillaient de rage et de larmes contenues, leur rouge plus sanglant qu'à l'accoutumée. Elle passa ses mains tremblantes dans ses boucles rousses, dans l'espoir de retrouver son calme. 

Lucifer respirait fort, vite, le cœur battant à tout rompre. Elle était en train de perdre. Elle ne savait pas pourquoi elle se battait, ni l'importance de ce combat, mais elle était sûre qu'elle était en train de perdre. 

- Je t'aime Lilith. 

Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle ne voulait pas ajouter le "Mais" qui lui brûlait les lèvres. Mais Lilith, qui avait toujours su lire dans ses yeux, comprendre ses émotions sans un mot, lui évita cette peine : 

- Mais ? 

- Je ne te reconnais plus. 

Elle laissa couler une larme sur chacune de ses joues, la gorge serrée. 

- Je ne suis pas sûre de pouvoir aimer la nouvelle personne que tu es devenue. 

- Alors va-t-en. 

Lucifer redressa brusquement la tête, certaine d'avoir mal entendu. Lilith la fixait intensément, les dents serrées. 

- Va-t-en. Tu ne m'aimes plus. Je ne changerai pas pour toi. 

Elle baissa les yeux sur ses mains. 

- Je crois que c'est mieux pour tout le monde. 

Lucifer la regardait sans la voir, les yeux grands ouverts, ébahie, perdue dans la contemplation de quelque chose d'invisible. Quelque chose qui disparaissait. 

Elle voulait se battre encore. Il devait bien y avoir quelque chose à faire, à dire. Elle ne pouvait pas abandonner maintenant. Lilith ferma les yeux. 

Lucifer fit un pas pour s'éloigner du lit, puis un autre. Lentement, elle tourna le dos à son ancienne vie. Sur la commode, à côté de la porte de la chambre, quelqu'un avait oublié un chapeau. C'était un ouvrage très grossier, fait par des mains inexpérimentées. Elle ne savait même pas pourquoi elle prenait le temps de le retourner entre ses doigts. 

Elle resta immobile plusieurs secondes dans l'encadrement de la porte. Lilith ne l'appela pas, ne lui demanda pas de revenir pour poursuivre la conversation. Puis il devint évident qu'elle ne le ferait pas. Lucifer mit le chapeau sur sa tête, légèrement penché en avant. 

Les larmes coulaient, mais ses yeux étaient désormais invisibles au reste du monde. C'était réconfortant.

Quelques pas hésitants résonnèrent dans le silence qui avait envahi l'espace, extirpant l'air de ses poumons et de la pièce. La porte claqua derrière elle. 

Elle avait perdu. Elle l'avait perdue. 

Elle ne l'avouerait jamais à personne mais, quelques mètres plus loin, dans une ruelle crasseuse de cette cité humaine qu'elle détestait, elle se laissa glisser le long du mur de pierre, le visage toujours caché dans l'ombre et ses sanglots étouffés par les bruits de la nuit. 

Fin de la Partie IV

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