Gyr

Escarmouche

L'immense herbivore brame de douleur lorsque les pointes de métal viennent se ficher dans sa chair. Certaines rebondissent contre sa peau d'une dureté hors du commun mais d'autres parviennent à atteindre le cuir épais de l'animal. La bête charge dans la direction opposée à celle des pionniers dissimulés et abat un grand arbre d'un simple coup de tête. D'autres lames fusent et blessent l'herbivore tandis que l'arbre à l'écorce bleue tombe lourdement sur le sol moussu de la forêt, laissant une marque profonde dans le sol humide. Une créature insectoïde tombe en même temps que son perchoir et atterrit devant le gibier qu'elle chassait. Malgré la pluie quasiment ininterrompue de dagues aiguisées, l'herbivore ne semble pas faiblir: d'un coup de patte, elle écrase sans sommation ni hésitation l'insecte aux membres ornés de multiples griffes. Dans une gerbe sanglante, la proie élimine le chasseur. Cependant, les blessures se multiplient sur les flancs de l'animal borgne. De nouveau, il abat un arbre d'une simple ruade. Un de ses assaillant se propulse dans des feuillages proches pour échapper à la chute. L'animal chancelle et après quelques secondes, s'écroule au sol, faisant trembler celui-ci sous sa masse imposante.
La pluie d'armes s'arrête aussi soudainement qu'elle est venue, et cinq créatures vertes, sautent des arbres pour s'approcher de leur victime. Leurs corps couverts d'écailles vertes et de piques acérées. S'ensuit alors un découpage méticuleux et rapide de la carcasse de l'énorme herbivore.
Aby reste immobile pendant toute la durée de la chasse. Elle retient son souffle, espérant que les insectes ne remarquent pas la présence du petit groupe tapis dans la végétation dense des jungles de Gyr. A ses cotés, Rubis fait de même, les yeux rivés sur la scène. Son visage habituellement peu expressif reflète un mélange de peur et de fascination morbide devant un tel déchaînement de violence. Le silence de mort qui englobait le groupe s'éternise. Chacun reste parfaitement immobile, tandis que les chasseurs finissent de dépouiller le cadavre encore chaud de la bête.
L'attente se prolonge pour le groupe tapis dans les fourrés. Bientôt, Aby commence à sentir les muscles de ses jambes souffrir de l'inaction. Avec toutes les précautions du monde, elle balance son poids d'une jambe à l'autre, veillant à ne pas émettre le moindre son. A ses côtés, le pionnier demeure immobile comme une statue de marbre. Pendant ce temps, sous les yeux de la jeune femme, les prédateurs découpent méthodiquement des pans de chair sanguinolents à l'aide des lames qui hérissent leurs avant-bras.
Finalement, les créatures quittent la clairière et la carcasse dépecée du grand herbivore après avoir chargé la viande dans de grands sacs argentés.
Aby relâche sa respiration et inspire une grande bouffée d'air. Fys pose rapidement sa main sur l'épaule de la jeune femme. Une geste ferme qu'elle comprend immédiatement: elle reprend sa posture d'immobilité. Après avoir patienté de longues secondes, Fys prend enfin la parole:

« Je n'entend plus rien, allons-y. »

Quittant le couvert des fourrés. Le pionnier s'avance vers le cadavre dépouillé. Après un regard interrogateur échangé, ses deux compagnes le suivent précautionneusement. Fys sort son couteau cranté et commence lui aussi à découper des lambeaux de viande sur la carcasse encore chaude de l'animal. Réprimant un haut le coeur et après un instant d'hésitation, Aby sort également un couteau de survie et commence à aider le pionnier.

« Alors capitaine, vous comptez nous aider? dit Fys d'un ton neutre.

- Je... je viens » répond Rubis d'un ton mal assuré.

Elle sort finalement son couteau d'une main tremblante et tous trois s'attèlent au remplissage des quelques contenants qu'ils ont à disposition.
Brutalement, Fys annonce:

« Reculez, vite »

Sans demander d'explication, les deux femmes s'écartent et suivent le pionnier à l'écart. Quelques secondes plus tard, Aby entend une sorte de sifflement sourd et ténu. Ce son s'amplifie jusqu'à envahir la forêt.
De toutes parts, un tapis noir et grouillant se déverse sur la mousse de la clairière et converge vers son centre. Des milliers de petites créatures habituellement cachées dans la mousse émergent et se ruent vers leur festin. Les yeux de Rubis s'écarquillent et sa bouche s'ouvre en un gouffre béant.

« Ne bougez plus », crie Fys.

D'un geste rapide et précis, il attrape une fiole des poches de sa tenue et en déverse le contenu de sorte à ce qu'un cercle se forme autour du petit groupe. Puis il sort un briquet à silex et frappe les deux parties l'une contre l'autre. Des étincelles se créent et embrasent le liquide déversé sur le sol. De grandes flammes s'élèvent quand la marée grouillante n'est plus qu'à quelques enjambées du groupe. Le flot se fend en deux, esquivant le cercle pour se diriger vers les restes de l'herbivore. En quelques dizaines de secondes, le cadavre est recouvert des milliers de créatures venues se repaître. La marée vivante produit un atroce son de succion et engloutit la carcasse à une vitesse impressionnante. En moins d'une minute, le flot est venu, s'est nourri et s'est ensuite de nouveau dispersé dans la forêt. Autour des pionniers, le feu s'éteint lentement en laissant au sol une marque noire de mousse carbonisée. Dans le silence rétabli, Aby murmure:

« Qu'est-ce que c'était que ces choses?

- Des nécrophages. Ceux-ci sont particulièrement efficaces, répond Fys avec son ton sans émotion. Nous rentrons maintenant. »

Les trois aventuriers retournent vers le campement, Fys en tête. Encore plus qu'à l'aller, les deux femmes se sont rapprochées du pionnier au point de le percuter dans sa marche. La jungle leur parait plus sombre et plus inquiétante. L'atmosphère semble s'être épaissie et l'air moite s'insinue leurs poumons. Les sons leurs parviennent plus terrifiants encore.

Enfin, ils débouchent sur la clairière dans laquelle le camp est installé. Aby pousse un soupire de soulagement tandis que les traits de Rubis reprennent leur dureté coutumière. Des paroles leurs parviennent de l'autre côté des fortifications de fortune. Tous trois s'avancent et passent la porte ouverte au préalable par les sentinelles. 

« Alors, vous avez trouvé quelque chose? demande l'un des gardes.

- Un peu de viande et une bonne idée de la faune locale, répond Fys en éludant la question.

Puis il s'adresse à Aby:

« Demoiselle, j'aimerais parler un peu au capitaine si vous le voulez bien.

- Oui, entendu. »

La jeune fille s'éloigne un peu, puis le pionnier plonge ses yeux verts dans le regard fier de Rubis.

« Capitaine, vous êtes faite pour diriger, pas pour risquer votre vie. Dorénavant, vous resterez ici. Je ne veux plus de votre présence à l'extérieur.

- Je comprends, répond l'intéressée après une pause. Pardonnez-
moi pionnier. »