Emissaire

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Partout autour d'elle, les Eschés stridulent, sifflent et vrombissent en réaction à l'explicite démonstration de leur reine. Une tête triangulaire se tourne vers elle. Si ces yeux à facette n'avaient pas été si inexpressifs, la jeune femme aurait pu y lire de la rage, du dégoût et du mépris. Les mandibules du monstre se confondent en un immonde grouillement, il lève une de ses pattes antérieures à hauteur de la tête de la diplomate, prêt à l'abattre. La respiration de la jeune femme se bloque, ses yeux s'écarquillent. Mais rien ne vient. L'insecte tourne les yeux vers sa reine, le reste du corps immobile. Sa patte bardée de piques se rétracte et il se recule. Malgré l'indicible terreur montant en elle, Al parvient à trouver la force de s'avancer dans les rangs de ces immenses insectes, vers l'estrade de bois souillée des sangs fraîchement versés. Alors qu'elle avance, la cacophonie décroît et plus de regards se tournent vers elle. « Je suis forte, je sais le faire. Je n'ai pas d'autres options que d'essayer, de trouver la mort en essayant ou de me complaire dans la servitude alors que les miens sont massacrés. »
D'un pas à la fois assuré et hésitant, elle continue de s'avancer entre les Eschés qui écartent leurs imposantes statures devant cette petite humaine à la chevelure rougeoyante dans le soleil couchant. Une fois devant la reine Esché, juchée sur son trône de bois ensanglanté, elle se met à parler, d'une voix lente et posée, sans le moindre tremblement :
« Mon peuple est venu d'au delà des astres qui surmontent ces cieux. D'autres viendront après nous. Des millions d'autres. Ne perdons pas nos enfants, si fragiles. Ne perdons pas nos peuples en effusions de sang. Laissez moi parler aux miens en votre nom.
- Les tiens ont tués mes fils, répond la reine en stridulant lentement. Mon essaim exige vengeance car seule l'anéantissement efface le danger des autres espèces. Il en va ainsi depuis que cette couvée existe, depuis que j'ai dévoré mon ancêtre et celui des Leish. Il en sera ainsi lorsque j'aurai dévoré votre reine ou qu'elle m'aura dévoré. C'est ainsi que se suivent les lunes, la rouge et la grise se dévorant sans cesse pour garder leurs enfants à l'abri de l'oubli noir des cieux desquels vous provenez.
- Les cieux comptent des myriades de lunes. Si vous laissez mon peuple partir vers d'autres astres, alors votre essaim ne sera plus menacé et nul enfant ne sera sacrifié. »
La reine s'arrête pendant une dizaine de secondes, qui semblent être autant de minutes pour la jeune femme.
« J'ai deux conditions. La première est que jamais aucune reine, aucun enfant de ta colonie ne s'approche de nous tant que les deux lunes éclaireront nos cieux.
- Je ferai en sorte que ce soit fait. Quelle est la deuxième condition? »

*

« Eh les tourteaux! Y viennent d'rentrer. J'crois qu'vous vouliez les voir capt'ain. »
La voix de Pascal grésille par le haut parleur du dôme reconverti en hôpital de campagne. Rubis sursaute en entendant sa voix. Lewis soupire longuement.
« Toujours au pire moment, il nous restait justement une petite expérience biologique à terminer...
- Tais toi et sortons, le pionnier voudra sûrement nous voir , répond Rubis d'une voix précipitée. »
Sur le plan de travail, un observateur attentif aurait noté la présence d'un scanner et d'une boîte non analysée, posés négligemment à l'écart.

*

Dans le petit camp, restreint à une dizaine d'âmes, tous se sont regroupés autour de Fys et Aby, tout juste rentrés. Leurs bras sont chargés de fines tiges souples et suintant un jus vert épais.
« Oui effectivement Danny, c'est cette plante que nous avions croisé lors de notre première sortie. Nous en avons trouvé un spécimen bien plus petit cette fois, voici assez de nourriture pour deux journée si nous continuons le rationnement.
- Pionnier, nous vous attendions bien plus tôt, l'étoile s'est couchée il y a deux heures déjà. Avez-vous trouvé quelque chose de particulier? Demande Rubis.
- Nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour chômer, contrairement à certains, répond Fys d'un ton monocorde. »
Rubis rajuste son chignon d'un geste rapide, s'apprête à répondre mais le pionnier reprend avant qu'elle ne puisse s'exprimer :
« Lewis, comme se porte Calypso? Elle a pu se remettre?
- Elle va mieux physiquement, elle a pu reprendre quelques forces et se calmer. Mais le mal est plus profond, je pense que tu sais de quoi je veux parler pionnier : elle a fait la guerre. La mort d'Al, de Scott et Serron l'ont fortement affectée.
- La povrette aussi? J'avais pas été mis au jus...
- Ce n'est pas certain Pascal. Calyspo n'a pas directement vu sa mort, se reprend Lewis en levant un doigt. Mais selon toute logique, il est probable que ces insectes s'en soient servis d'encas.
- Pas étonnant qu'elle soit traumatisée avec un incapable pareil, rétorque Rubis agacée par la remarque du docteur.
- Mangeons et restons sur nos gardes. Dans trois jours, nous partirons d'ici », termine Fys en trempant les tiges découpées dans une grande coupelle d'eau disposée au dessus d'un feu de camp de fortune.

*

Aby se réveille en sursaut. Son programme de réveil à impulsion électrique vient de s'activer. Elle regarde son brassard 1h45, comme prévu. Elle se lève rapidement, fait une toilette rapide. Un instant elle hésite, son costume rouge d'hôtesse de l'Aube dans les mains. Elle le repose, et se saisit de l'un de ses rares vêtements qu'il lui reste : une chemise blanche. Oui, elle ira bien avec le pantalon de sa combinaison. J'espère ne pas croiser Lewis, songe-t-elle un instant en ajustant ses manchettes. Elle regarde l'heure encore une fois : 1h54. D'une main, elle commande l'ouverture du petit dôme qui lui sert de chambre. La lune rouge et la lune grise en sont à plus de la moitié de leur course. Elle elle s'avance dans la semi-obscurité jusqu'à trouver le dôme qu'elle recherche. Elle passe sa main sur la zone tactile pour signaler sa présence. Presque aussitôt, la porte s'ouvre. Fys l'attend, occupé à nettoyer l'un de ses couteaux de chasse. Il s'interrompt ; elle entre.
« J'ai pris le temps de réfléchir à ce que tu m'as dit quand nous sommes montés vers la canopée, commence le pionnier. J'ai une proposition à te faire Aby. Tu voyageras, tu découvriras de nombreuses choses et de nombreuses personnes.  Jamais tu n'auras le temps de t'ennuyer dans un spacioport. Mais il faut que je te prévienne, c'est dangereux. Très dangereux. C'est ce qui m'a fait hésiter. Entre autres choses. »
La jeune femme reste interdite quelques instants. Elle se demandait ce que Fys voulait lui demander. Cette possibilité lui avait effleuré l'esprit, mais elle l'avait chassée, pendant qu'elle se faisait des idées.
« Aby, que penses-tu de rejoindre l'ordre des pionniers? »

GyrOù les histoires vivent. Découvrez maintenant