Al relève la tête, sa crinière rousse dégouline d'eau rendue rouge par la poussière qui s'était accumulée dans ses cheveux. Un petit bassin s'est formé par égouttement dans le terrier : en dessous de cette zone d'infiltration, les Esché ont tissé un grand bol à l'aide de leur soie imperméable. Dans ce bol s'est accumulé une eau froide et pure, filtrée par le sol forestier. Al sort de ce bain improvisé et glacial, puis enveloppe son corps grelottant dans la cape que la reine lui a fait tisser. Rapidement, une douce chaleur la parcourt. Seul bémol: ses cheveux restent trempés. Elle les tord ; un filet d'eau roule sur la cape de soie. Puis elle s'habille des vêtements encore humides qu'elle vient de laver sommairement, la tête ailleurs.
Ses dernières discussions avec la reine d'avaient laissée pantoise : cette dernière comprenait désormais des phrases complexes énoncées lentement, tandis qu'Al ne saisissait pas encore certaines subtilité du langage vibratoire de ses hôtes.
Malgré cela, le temps de la découverte est passé, et peu à peu, l'émerveillement s'est mué en incertitudes.
« Comment vont Calypso et Scott?
Et Fys? Que signifiaient les dessins de la reine?
Comment vont les passagers de l'Aube? Sont-ils morts de faim? Se sont-ils mutinés contre le capitaine? »
Elle reste un instant fixer la lueur blafarde de la soie murale. Le soleil lui manque. De sa peau déjà éclaircie s'effacent les taches de rousseur que la lumière de Gyr avait dessiné. Elle frictionne ses doigts gelés. Sur ses mains s'effacent les parfaites manucures, sous ses ongles s'accumule la crasse et sur ses doigts fins se forment les stigmates du travail manuel.
Qu'avait-elle eu en tête? Quitter les palais et les grandioses réceptions de La Mine, les innombrables textures et saveurs de la nourriture synthétique, la sécurité rarement éprouvée des villes-planètes? Tout cela pour un peu d'aventure, un appel de l'inconnu sournois qui lui tendait les bras. Elle repense au confort mousseux de sa vie d'avant: ambassadrice de La Mine, une fédération marchande richissime dont les ennemis ne peuvent que ployer sous le poids financier.
Pouvoir, confort, beauté alliée à l'empathie et l'intelligence: elle avait tout, exceptés peut être l'amitié désintéressée et la liberté. Une volonté de révolte, dérisoire et insignifiante, l'a un jour poussée à s'extraire d'une routine sucrée devenue poisseuse. Une idée tenace qui couvait depuis des mois: découvrir, comprendre, apprendre mais surtout s'étonner. Car si les rouages et ficelles de la politique lui étaient acquis, elle ignorait tout des planètes vierges.
A la surprise du gouverneur Navier, la jeune fille prodige avait demandé cinq années de formation aux confins du monde connu, dans des systèmes stellaires dangereux et peuplés par des barbares. Ainsi, pour garder un tel phénomène dans sa sphère d'influence, Navier offrait une planète fraîchement découverte à une jeune femme de vingt ans : Freya.
Al sort de sa torpeur. D'un pas ferme, elle retourne jusqu'à la chambre royale: elle sait maintenant se repérer dans les couloirs centraux du terrier. La reine, étrangement, n'y est pas. A la place, un garde lui siffle de la suivre. D'après la pente du sol rougeâtre, ils remontent à la surface.
D'autre Eschés rejoignent le tunnel. Le cliquetis de leurs articulations et le son mat de leurs pattes qui s'enfoncent dans le sol argileux jouent un sacerdoce qui, crescendo à mesure que d'autres créatures joignent le cortège, forme finalement l'effroyable partition d'une colonie en marche. La tête emplie de cette douloureuse symphonie, Al finit par atteindre la surface. Ses yeux clairs mettent quelques secondes à s'adapter, et alors qu'elle voit, elle met une autre poignée de secondes à réaliser.
Devant elle, innombrables, se tiennent des centaines, peut être plusieurs milliers d'Esché qui font crisser leurs pattes antérieures en les frottant sur leurs flancs, dans une cacophonie innommable. La clairière est grouillante de ces bêtes et les arbres alentours ploient sous le poids de celles qui y sont pendues. Au sommet d'un monticule de bois bleu suintant de sève, la reine énorme trône.
Là, deux Eschés morts se trouvent, leur tête triangulaire horriblement mutilée, et dans les pattes de la souveraine, le corps inanimé d'un homme à la jambe tranchée semble tiraillé à l'extrême par cette immense reine qui le rompt en morceau: les sangs se mêlent à la sève, ruissèlent sur l'écorce rugueuse et s'immiscent dans le sol qui de rouge, devient violacé.*
Une détonation fait vibrer l'air. L'insecte se fige, une patte meurtrière levée. Après une seconde, sa carcasse s'effondre sur les jambes de Calypso, toujours à terre.
Le deuxième Esché laisse tomber le corps de Scott pour se ruer vers l'origine du bruit. L'air tremble à nouveau, l'odeur de poudre se joint à celle de l'humus. La créature s'effondre, un trou entre les deux yeux.
Calypso fixe l'Esché étendu partiellement sur ses jambes. La panique cède à ses anciens réflexes. Elle bouge précautionneusement ses jambes: rien de cassé, juste quelques coupures provoquées par le corps hérissé de la bête. Puis, elle tourne la tête, cherchant son sauveur du regard. Aucun doute sur son identité: le seul qui pourrait s'aventurer dans la forêt et s'attaquer à deux Esché de quatre mètres de haut, c'est Fys.
En effet, le pionnier se laisse tomber d'un arbre, à une trentaine de mètre de là. Calypso finit se dégager de la carcasse de l'Esché pendant que son sauveur s'avance d'un pas nonchalant, glissant entre les branches et les buissons."- Soixante mètres, estime l'ancienne militaire, dans une forêt aussi dense que celle-ci, et d'une seule balle de surcroît, comment...
- Tu peux te lever? élude Fys. "Elle s'exécute péniblement, abasourdie.
"- Scott... commence Calypso d'un voix rauque.
- Il est trop tard. Et Al?
- Prisonnière, et probablement morte à l'heure qu'il est."Le pionnier s'arrête un instant, le regard dans le vague. Il pose ses yeux sur la mousse, qui peu à peu, s'imbibe de sang. Déjà, il entend l'agitation des petits nécrophages qui l'habitent.
"- Rentrons.
- Mais, et Scott? Nous n'allons pas le laisser ici?
- Je n'ai pas de quoi nous protéger des nettoyeurs. Ils ne s'intéressent pas directement à nous, mais nous ne pouvons pas jouer avec le feu. Scott reste ici, conclue Fys d'un ton sans appel.
- Nous retournons à la base d'exploration je suppose?
- Oui, mais un détour s'impose: je dois retrouver mes bottes."

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Gyr
FantascienzaIci, nous vivons. Nous vivons d'elle. Elle nous nourrit de sa peau, de sa chaleur et de ses entrailles. Elle est tout pour nous, mais nous en prenons si peu soin. Nous cherchons à la connaître mais elle nous étonne toujours, nous émerveille, nous m...