Si vis pacem, para bellum

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Deux lunes illuminent le crépuscule. L'une d'elles est rouge vif, comme si le satellite avait conservé la composition ferreuse de Gyr. L'autre, bien plus grosse ou bien plus proche, reflète une lumière blanc-grisâtre. Dans le ciel se mêlent des couleurs chatoyantes, du rose pâle au rouge vif. Rubis cesse d'observer le jour tombant. Deux lunes, d'orbites différentes d'après les scanners de l'Aube. La blanche plus proche que la rouge, si bien qu'elle éclipse sa compagne une bonne partie de la nuit. Cent trente heures avant l'arrivée du vaisseau salvateur. Cinq petits jours restants avant le retour à la civilisation. Le haut parleur de l'habitacle émet un son discret.
« Rubis? J'ai mis à jour la base de données avec les échantillons que j'ai pu retrouver. Des nouvelles du pionnier?
-  Non Danny. Répond-elle d'une voix cassante. Il est parti ce matin surveiller ses pièges et n'a plus donné signe de vie. Il devrait être rentré depuis quatre heures au bas mot.
- Il m'a demandé de préparer du liquide inflammable en grande quantité. Tu sais ce qu'il compte en faire?
- Oui.
- Qu'as-tu vu dans la jungle qui te change à ce point?
- Rien! crie Rubis, se surprenant elle même par le son de sa voix.
   Le haut parleur se tait, laissant le capitaine dans un silence troublé par les bruissements étouffés de la jungle. Après un soupire, elle lâche son chignon serré. Ses cheveux tombent raids sur ses épaules en une vague grise mais pleine de vie. Elle s'enfonce dans son siège, résolue à veiller encore un peu. Malgré ses efforts, le sommeil l'emporte. Dans le ciel, la lune blanche dévore sa soeur donc on ne peut percevoir qu'un petit croissant rouge accolé à la géante blanche.

*

Calypso se sent lourde. Incroyablement lourde et malhabile. Devant elle, le pionnier glisse entre les branchages enchevêtrés avec une facilité hors norme. Pourtant, ses années de service lui ont conféré une dextérité exemplaire, même au sein de l'armée. Alors comment fait-il? D'un coup de hanche, il pivote et esquive une branche traîtresse. Il s'arrête un instant, dévie de quelques mètres en lui indiquant une mare de boue sombre. Il se fige un instant. Elle fait de même. Il repart, sans un mot. Comment son manteau long peut-il rester si impeccable? Pas une tâche de boue, ni de la sève qui suinte de la canopée en de grosses gouttes bleues électriques. Les rumeurs populaires lui reviennent en mémoire : des monstres de laboratoire, des mercenaires sans pitié, des espions au service des puissants. Des pionniers. Est-il vraiment humain?
Ils débouchent sur une clairière. Quelques arbres déracinés s'appuient sur leurs voisins encore debout. Un cercle noir de mousse carbonisée détonne à la lumière de la lune. Fys affiche un sourire satisfait.

« Nous aurons à manger ce soir. »

Il se dirige d'un pas agile vers un monticule de pierre. Elle le suit, interdite. Derrière le rocher, une patte prise dans une nasse métallique lestée, un petit quadrupède long d'un mètre se débat. La bête est couverte d'écailles du même vert émeraude que la mousse sylvestre, si bien que seuls les gémissements de la créature indiquent sa position. Un rostre long d'une trentaine de centimètres fait office de tête lisse au sommet de laquelle une ligne osseuse semblable à la crête d'un poisson se déploie puis se rétracte. De ce rostre, l'animal émet une étrange stridulation qui rappelle à Calypso ses déboires avec une créature informe et transparents, lors des premières explorations. Les pattes de la bêtes sont pourvues de quatre doigts fins et pourvus d'une courte griffe falciforme.

« C'est probablement un herbivore arboricole, dit Fys en sortant un couteau de chasse de son long manteau. Regardes, ses pattes ne sont pas faites pour la course, ses griffes l'empêcheraient de courir.

- Herbivore? Comment le sais-tu?

- Son rostre, regardes comme il l'agite. Il est totalement dépourvu d'os ou de chitine pour lui permettre de percer la peau de la faune locale. Il pourrait avaler de petits insectes cela dit » , répond le pionnier en lançant d'un geste précis la lame du couteau à la base du cou de l'animal.

Les stridulations cessent, la bête cesse de se débattre. Fys sort une fiole de son manteau, la débouchonne et déverse son contenu sur la bête. Le liquide jaunit s'évapore rapidement en une discrète bruine jaunâtre. Devant le regarde interrogateur de Calypso, il explique :

« Je vérifie qu'il ne décrète pas de substances toxiques, en tout cas les plus communes d'entre elles. Tu peux m'aider à le porter? Attention aux griffes, elles sont aiguisées. Elles lui servent sans doute à grimper aux arbres. Le jour va se lever, rentrons à présent. »

Chargés de leur butin, le duo rentre au campement en évitant d'un détour la plante épineuse qui leur bloquait le chemin. Le garde, un adolescent d'une quinzaine d'années, entrouvre la porte de fortune faite de débris métalliques de la carcasse de l'Aube. Après avoir confié une Calypso épuisée à une vieille femme, Fys rend visite à Danny, qui a fait d'un des dômes son refuge. Entre une centrifugeuse et une balance de précision, le scientifique peste contre une éprouvette graduée qui se serait, selon les vociférations, fermée trop tard.

« Encore une dilution à refaire, et à cause d'un problème électrique... il faudra que je montre ça à Pascal demain ou que j'arrête l'écoulement à la main.

- Bonjour Danny! J'espère que tu as faim, j'apporte le petit déjeuner, dit Fys en posant la carcasse du quadrupède sur un plan de travail impeccable.

- Pionnier! Tu aurais pu le vider avant de l'amener ici... Attrape moi le scalpel et la pince à ta droite. Étonnant cet exosquelette couvert d'écailles. Note « muscle » dans la machine d'analyse et mets cet échantillon dedans je te prie. J'ai terminé ce que tu m'as demandé, la solution n'est pas de très bonne qualité mais j'ai fait avec les moyens dont je disposais. Peste, que vas-tu faire avec tout ça, brûler la jungle?

- Possible, répond le pionnier de son ton neutre. Tant que nous pouvons éviter d'être remarqués, restons discrets. D'après le scanner, le déjeuner est comestible malgré un surplus d'acide lactique.

- Tu dévies pionnier, réponds le scientifique d'un ton accusateur.

- Je sais. Disons que mon métier me rend prudent, et que les jours passés montrent que je ne l'ai pas assez été. Bien, je vais faire rôtir ma prise, termine le pionnier en jetant sur son dos l'animal aux écailles d'émeraude.

- J'ai terminé l'archivage des échantillons précédents, si tu souhaites y jeter un œil. Tu reviendras nettoyer la table je suppose? » demande Danny en levant les yeux.

Sans répondre et après avoir ajusté son chapeau, le pionnier passe la porte coulissante du dôme de recherche en direction du feu de camp le plus proche.

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