156 heures

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Fys pose son chapeau trempé sur l'une des chaises blanches de l'habitacle puis s'assied. Rubis prend la parole d'une voix franche, dans laquelle on sent poindre un certain soulagement:

« Nous venons de recevoir une réponse au signal de détresse que nous émettons depuis l'incendie du vaisseau. On viendra nous chercher dans 156 heures, soit six jours.

- Qui? Interrompt Fys.

- Un vaisseau de transport de marchandises au service de Dame Hannah. Nous annoncerons la nouvelle aux autres demain.

- Qu'en est-il de nos réserves d'eau et de nourriture? demande le pionnier.

- Nos réserves en eau sont largement suffisantes, mais nous n'avons que deux jours de nourriture pour tout le monde en rationnant le peu qu'il nous reste, répond Lewis d'un air grave.

- J'irai mettre des pièges dans la forêt demain à l'aube. Nous devons limiter au maximum les sorties: tenir quelque jours sans manger ne devrait pas être problématique, mais nous devons pouvoir faire face à toute éventualité. Sur ce, je me retire. »

Le pionnier remet son chapeau duquel goutte encore de l'eau de pluie, puis sort d'un pas nonchalant.

« Comment fait-il? demande Aby, médusée par ce flegme à toute épreuve.

- Son indifférence? C'est propre aux pionniers, je ne sais pas ce qu'ils subissent lors de leur formation, mais il est certain qu'ils perdent une part de leur humanité, répond Rubis avec une pointe de dédain. On dit même qu'ils sont génétiquement modifiés!

- Ce sont des rumeurs, rien de plus, proteste Lewis. Toute modification génétique est interdite par le serment d'Hippocrate depuis plusieurs siècles déjà à cause des dérives eugénistes des années 2080.

- Pourtant tu vois bien que ses réactions ne sont pas normales! Il entend tout, il ressent tout et ses réflexes sont absolument inhumains! rétorque Rubis d'un ton ferme.

- Certes c'est un pionnier très efficace qui t'a par le passé sauvé la vie et sans qui la situation serait encore plus dramatique, mais je comprends que tu croies aux rumeurs étudiantes colportées dans les couloirs des écoles de pilotage spatial... »

Irritée par l'ironie corrosive du médecin, Rubis sort sans un mot, le menton levé. Lewis s'appuie contre un mur et lance un petit regard moqueur à Aby:

« Je crois qu'elle déteste perdre la face votre capitaine. Et vous jeune femme! Il me semble que vous passez beaucoup de temps avec le pionnier, aurait-il d'autres pouvoirs insoupçonnés? »

Le visage d'Aby s'empourpre instantanément. Elle tente de bafouiller quelques mots, mais Lewis, retors, ne lui en laisse pas le temps:

« Attention à ne pas rougir d'avantage, vous vous confondriez avec votre costume de stewart si vous le portiez... »

Ne sachant pas comment réagir face à l'humour acerbe du médecin, Aby choisit la solution la plus simple: la fuite. Elle se précipite hors de l'habitacle poursuivie par le rire franc de Lewis et s'empresse de rejoindre sa chambre sans remarquer la silhouette cachée dans l'ombre du bâtiment central. L'ombre se faufile silencieusement jusqu'à la porte du dôme central et entre.

Aby ferme la porte de sa chambre derrière elle. Ses cheveux détrempés laissent ruisseler un filet d'eau sur le sol parfaitement uniforme. Elle se déshabille, place soigneusement ses vêtements trempés dans l'évaporateur fixé au mur en jetant un regard assassin à la chemise qu'elle avait eu le malheur d'enfiler à la hâte en sortant plus tôt. Elle s'assied lourdement sur sa couchette, et soupire. Quel soulagement! Dans un peu moins de  sept jours un vaisseau viendra les sauver, les arracher au sol rouge et sanglant de Gyr. Elle songe aux dires de Rubis, à l'aplomb de Lewis à propos des modifications génétiques. Pourtant un doute s'immisce: de ce qu'elle a pu voir, les réflexes de Fys semblent hors norme. Cependant il est de notoriété publique que la sélection pour devenir pionnier est extrêmement exigeante. Alors, peut-être que les pionniers sont simplement des personnes dont les qualités dépassent de loin la normale.
« Vais-je lui demander? Ce sera sans doute ma seule occasion. J'ai peur: est-ce que cette vie de danger sera supportable? Mais d'un autre côté, les primes d'exploration permettraient à ma famille de quitter Nuit et de sortir de la misère... »
Perdue dans ses pensée, Aby finit par céder au sommeil, à un sommeil court et sans rêve.

*

« Je vous surveille, tueur d'enfant. Il est dans votre intérêt de rester dans le secret. Vous savez comment ils punissent les traîtres.

- Je le sais, j'ai rengainé, ces affaires ne sont plus pour moi. Je vais refaire ma vie loin des noirceurs de la civilisation. Mais n'oubliez pas que sans moi votre ordre ne serait pas ce qu'il est maintenant. Restons-en là, je ne veux plus avoir affaire à vous.

- Vous savez comme moi que l'ordre vous gardera sous surveillance. Conservez votre langue bien collée à votre palais. Pour votre propre sécurité. Adieu tueur d'enfant, priez pour que la déesse vous accorde la rédemption.

- Adieu Vif-Argent. Ma porte vous sera toujours ouverte. »

*

Fys se réveille. 4h59. La lumière stellaire teint le ciel de bleu et l'horizon de jaune pâle. Il se lève. Il enfile son long manteau sombre et ajuste son chapeau. Puis il nettoie son arme et range divers flacons dans les poches intérieures de son habit. Ses gestes sont précis et rapides, répétés des milliers de fois. Il sort de l'habitacle métallique sans un bruit et glisse jusqu'à l'extérieur du campement. Il esquive les mares d'eau, stigmates de la pluie nocturne et passe sous le nez des gardes à demi endormis auxquels il jette de petites pierres. Les trois se réveillent avec la perspective d'une bosse disgracieuse au milieu du front. Il quitte la clairière et s'enfonce dans la jungle. Il se baisse, ralentit sa marche. Le pionnier traque. Il se glisse entre les feuilles dans lesquelles de l'eau s'est amassée pendant la nuit et les lianes gigantesques qui serpentent entre des arbres titanesques. Rapidement, il remarque des traces de passage animal. Il pose des pièges aux intersections de ces passages, en indiquant leurs emplacements par des petites entailles dans l'écorce bleue des arbres. Soudain, il s'arrête. Les muscles tendus. Il l'entend. Ce battement régulier, lent. Sur sa gauche, à quatre mètres à peine. Deux battements. Parfaitement synchronisés mais distants d'un mètre. Fys sort son arme avec une extrême minutie puis commence à reculer lentement. Les premiers rayons du jour filtrent à travers la canopée, et se reflètent sur des filins argentés qui couvrent le sol: de la soie.

GyrOù les histoires vivent. Découvrez maintenant