En media, "Jalousie" d'Angèle.
La petite Maria Bartoletti avait un an quand elle était arrivée à Nice, en 1947, avec Immaculata et Vincenzo, ses parents, Luigi, Silvana, son frère et sa sœur. On avait besoin de maçons italiens pour la reconstruction, et la France, pour ces pauvres italiens du Sud, semblait être un eldorado. Tant pis si on les traitait comme des moins que rien, des sous-hommes, des macaronis, le couple savaient qu'ici, leurs trois enfants auraient une bien plus belle vie que ce qu'ils pourraient prétendre en Calabre.
Ça avait pourtant été un arrachement. Vincenzo était orphelin depuis dix ans, et ses deux frères étaient morts à la guerre, mais Immaculata abandonnait en Italie ses parents, et sa sœur bien aimée. Qu'importe. Pour offrir à sa progéniture l'avenir qu'ils méritaient, elle était prête à tous les sacrifices.
Les petits apprenaient le français à l'école, dans la rue avec leurs camarades, et le soir, ils transmettaient à leur maman, pour qu'elle puisse se débrouiller un peu seule, faire quelques courses. Les commerçants racistes faisaient semblant de ne pas la comprendre quand elle mimait, montrait ou parlait en italien. Alors, Immaculata répétait bravement : pomme, cuillère, soupe, chaise, chaussette, crayon. Elle se sentait vulnérable, dépendante de ses enfants, et elle continuait à parler le Calabrais avec son époux, pour ne pas oublier, ne pas perdre ses racines, sa culture. Les enfants, en revanche, devaient maîtriser le français, vecteur de promotion sociale, réussir en classe, s'intégrer.
Plus tard, les Bartoletti ont été soulagés quand leurs trois enfants ont chacun épousé une personne de leur pays d'accueil. Comme s'ils étaient enfin légitimes. Surtout Maria, la petite dernière. Arrivée trop jeune en France pour se souvenir de la Calabre, elle avait développé un penchant particulier pour son pays d'origine, et ne se sentait plus de joie quand, tous les deux ou trois ans, la famille partait passer quelques semaines dans le sud de l'Italie. Ses parents ont longtemps craint qu'elle ne succombe au charme d'un bel Italien, allant jusqu'à raccourcir leur séjour au moment de son adolescence, mais c'est finalement de Jean-Pierre dont elle était tombée amoureuse, le neveu de la voisine, français, belle moustache et yeux gris. De leur union était née, en 1968, une fille unique, la petite Françoise.
Chaque été, Françoise passait tous ses congés en Calabre, à Casalnuovo. Maria et Jean-Pierre y avaient acheté une petite bicoque, là-bas ça ne vaut pas grand-chose pour un salaire français. Elle prenait le train avec sa maman, deux jours dans des wagons surpeuplés d'émigrés, de mammas en exil avec des hordes de mioches, entassés comme des animaux, puis son papa les rejoignait deux semaines à la mi-août et ils rentraient tous ensemble dans la DS familiale.
A Casalnuovo, Françoise retrouvait Giuseppina, la fille de Rosa, la cousine de sa mère. Les fillettes aimaient beaucoup jouer ensemble ; Peppina n'avait pour sa part que des cousins, qui la harcelaient tout au long de l'année, elle attendait donc chaque été avec impatience pour profiter de la petite française. Elle avait beau avoir deux ans de moins, elle était beaucoup plus délurée que l'enfant sage aux yeux clairs. Elle l'entraînait dans ses bêtises, et dans les chaudes après-midi, on entendait leurs rires résonner entre les allées de la villa communale, le petit jardin botanique de la ville où elles se cachaient pour échapper à la surveillance de leurs parents. Elles buvaient alors aux fontaines jusqu'à en avoir mal au ventre, et devaient courir aux toilettes publiques du jardin, où elles s'amusaient à retenir leur respiration le plus longtemps possible tant l'odeur était infecte. Elles partageaient ensuite un gelato al fior di latte, leur parfum préféré.
C'est à l'adolescence que leur relation a évolué. Au fur et à mesure des années, la jeune Calabraise a commencé à nourrir de la jalousie à l'égard de la fille de la cousine de sa mère, qui vivait dans une grande ville, avec de vrais touristes, des étrangers du monde entier -et pas un tas de français venus redécouvrir leurs racines chaque année, et qui, en partant, laissaient la ville plus vide et triste encore. A Nice, il y avait la mer, la promenade des Anglais, des grands magasins, tout ce qu'il n'y avait pas à Casalnuovo. Et surtout, Giuseppina voyait bien combien la Française plaisait aux garçons italiens. Elle avait pris le meilleur des deux peuples : les pommettes hautes et dessinées, le teint mat et le nez fin des italiens, les cheveux châtain clair de son père et ses yeux gris, fait rarissime puisque le gène des yeux clairs est habituellement récessif. Plus Pepinna regardait la jeune femme, plus ça lui semblait intolérable.
En plus de cela, Françoise était calme, elle aimait lire sur les bancs de la villa, ou accompagner sa mère au marché. L'italienne, elle, ne pensait qu'à s'amuser. Elle espérait toujours pouvoir encourager l'autre à sortir pour pouvoir l'accompagner, mais Françoise refusait inlassablement, et Giuseppina a fini par ne plus supporter cette bêcheuse.
D'imaginer qu'elle va devoir se la coltiner des mois durant, elle se sent découragée.
Ça avait été la guerre avec sa mère quand celle-ci lui avait annoncé qu'elle devrait partager sa chambre avec sa cousine sous-germaine. Pepinna avait protesté, crié, négocié, pleuré, mais rien n'y avait fait, sa mère, d'ordinaire faible et consensuelle, n'avait pas cédé. « Les invités ne dorment pas sur le canapé, il n'y a pas d'autre solution. » Rosa avait installé un lit pliant avec des draps à fleurs, un petit chevet branlant, fait de la place dans l'armoire de bois clair, et Giuseppina n'avait pas eu d'autre choix que d'accepter.
Les premiers jours, elle lui avait bien fait sentir que sa présence l'incommodait. Giuseppina allait encore au lycée la journée, passait la plupart de ses soirées avec Salvatore, et ne croisait que très peu la française. Du reste, Françoise avait dû sentir les réticences de son ancienne compagne de jeux car elle essayait de se faire toute petite. Elle n'intervenait que peu à table, ne laissait traîner aucune affaire. Elle passait la majeure partie de ses journée à lire, devant la maisonnette ou à la villa communale, ou à aider Rosa aux tâches ménagères. Elle parlait un assez bon italien, un peu académique, seul l'accent laissait à désirer, Pepinna se demandait bien quel besoin on avait eu de lui imposer cette péronnelle trop parfaite, et pour se venger, elle prenait un malin plaisir à ne s'adresser à elle qu'en patois calabrais. Mais la jeune femme aux iris gris ne protestait pas. Elle lui répondait en italien, ne réagissait pas aux gestes d'humeur, ignorait les piques, jusqu'à ce que l'italienne finisse par se lasser.
— Tu veux sortir avec nous ce soir ? demanda un soir Giuseppina, un peu brusquement.
Françoise ouvrit grand ses yeux clairs.
— Moi ?
— Ben oui, toi. On va rejoindre des amis de Salva, si tu veux, tu peux venir.
— Oh, je ne sais pas... je vais peut-être rester ici.
— Mais si, vas-y Francesca ! Tu passes tout ton temps ici avec nous, il faut que tu fréquentes aussi des jeunes, intervint Rosa, trop contente que quelqu'un puisse veiller sur sa fille.
La jeune femme hésita, avant de céder en soupirant.
— D'accord.
Peppina s'amusa beaucoup à grimer sa cousine. Elle la maquilla et la coiffa comme une poupée, puis lui prêta une robe. Françoise s'observa longtemps dans le miroir de la petite coiffeuse, dubitative. Ses lèvres ourlées de rouge, ses joues fardées, ses cils alourdis, ses cheveux bouclés. Pour elle qui ne se maquillait jamais, c'était un sacré changement, sans parler de la robe, plus courte que ce qu'elle portait habituellement. Mais Giuseppina semblait tellement contente, elle n'osa pas retrouver une apparence moins voyante.
L'italienne comprit son erreur à l'instant où Salvatore arriva au volant de son Alfa Romeo. Elle vit la lueur d'intérêt qui s'était allumée dans son regard quand il avait posé les yeux sur Françoise. C'était déjà trop tard.

VOUS LISEZ
Casalnuovo RC
RomanceAprès des années d'errance, Louise est enfin heureuse. Elle a retrouvé son Thomas, et ils ont ouvert il y a un an la librairie dont elle rêvait. Mais le passé revient la hanter et commence alors une longue quête d'identité, qui la mènera jusqu'en Ca...