Chapitre 20

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En media, "All I need" Radiohead



Le reste de la journée passe à la vitesse de la lumière, comme chaque samedi. C'est à la fois rassurant et effrayant. Être si occupés nous empêche de penser à l'échéance qui arrive et en même temps chaque minute écoulée nous rapproche de la séparation. Quand les chalands s'espacent, en fin d'après-midi, Thomas m'abandonne pour aller préparer notre dernier dîner et je reste seule à la boutique. Je sers les quelques clients restants, range les rayons pour la dernière fois avant longtemps, lave la vaisselle, et prépare une liste de choses à faire pour Tom lundi, à laquelle j'ajoute un petit mot d'amour. J'en cache plusieurs autres, dans la caisse, sur l'écran de l'ordinateur, dans la réserve ou dans l'arrière-boutique, puis, la mort dans l'âme, je me résous à fermer et à partir. Je reste un moment devant la porte après l'avoir verrouillée, incapable de m'éloigner de ma boutique. Mon « Rêve de papier ». L'endroit dont j'avais toujours rêvé. Sans cette librairie, je n'aurais pas recréé de liens si forts avec Tom, nous ne serions peut-être pas ensemble à nouveau. Je vais m'assoir sur un banc un peu plus loin, profitant de la tiédeur du début de soirée. La rue est plus calme, seuls quelques groupes passent ou des couples qui se dirigent vers les restaurants.

S'il ne m'avait pas fait cette proposition complètement folle il y a deux ans, ou si j'avais refusé, que serait devenue ma vie ? Serais-je encore avec Serge ? Aurais-je revu Thomas, comme prévu, aux fêtes de famille, à l'anniversaire de notre filleul ou à Noël ? Comment aurais-je géré cette crise sans lui ?

Avant d'apprendre la vérité sur mes origines, j'ai vécu les plus beaux mois de ma vie. La plénitude parfaite, celle que l'on savoure uniquement quand on connaît le goût amer du malheur. Je sais qu'avec mes velléités d'indépendance, ma soif de vendetta solitaire, je remets tout en cause. Et même si Tom ne m'oppose aucune résistance, je sens le poids énorme de la culpabilité sur mes épaules.

***

Une odeur délicieuse chatouille mon nez quand j'entre dans mon appartement. J'aperçois ensuite la lueur des bougies que Thomas a disposées partout dans la pièce principale. Il a mis de la musique et chantonne, occupé à laver des plats, il ne m'entend pas arriver. J'arrive par surprise dans son dos et l'enlace, il sursaute avant de savourer simplement le contact de nos corps, posant sa main sur mon bras tandis que je me hisse sur la pointe des pieds pour laisser reposer mon menton sur son épaule.

— Qu'est-ce que tu as préparé ? Ça sent trop bon...

— Côtelettes d'agneau, et gratin d'aubergines aux tomates.

— Merveilleux, je meurs de faim, mens-je.

Nous passons à table et je me force à faire honneur au repas de Tom. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passe, une angoisse latente m'étreint le ventre, me serre le cœur, sans pour autant que je ne puisse le lui avouer. Je vois aussi que mon amour devient plus sombre au fil de la soirée. Une fois que nous avons utilisé tous les sujets de conversations badins, que j'ai laissé pour la vingtième fois mes dernières recommandations et épuisé toutes les blagues d'humour noir à propos de mon départ, il ne reste qu'un silence crispé entre nous. Ce moment que je redoutais tant. Le sourire feint de Tom s'efface progressivement et il ne reste sur son visage qu'une expression d'infinie tristesse, presque de l'accablement, qu'il ne parvient plus à masquer. Il se lève et approche sa chaise de la mienne, sans me quitter des yeux. Ses iris marine me détaillent avec attention, comme s'il cherchait une faille dans mon regard, mais il ne la trouvera pas. Je suis malheureuse de l'abandonner, mais plus que tout, déterminée, obstinée. Alors, il lance une dernière bouteille à la mer, dans une manœuvre désespérée pour me faire changer d'avis. Sa bouche fine s'ouvre lentement, comme s'il hésitait jusqu'au dernier moment à prononcer ces mots, mais je les entends pourtant, d'une voix altérée, suppliante.

Casalnuovo RCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant