En media, "Riverside", Agnes Obel
Il se passe encore plusieurs heures avant qu'on ne m'autorise à le voir. Je n'ai pu me résoudre à appeler personne, ni ses sœurs, ni ma famille, ni mes amies. Je ne suis pas encore capable de raconter, et je m'en veux, tellement, tellement.
Je m'assoupis un moment, contre mon ami qui ne me quitte pas. Aucun reproche, aucun jugement dans son ton ou dans sa voix, alors que j'ai agi comme une égoïste, comme une gosse. Il sait que je le paye assez cher.
Enfin, une infirmière vient me chercher, et me mène au service des soins intensifs où a été transféré Tom. Nous traversons des couloirs tristes et impersonnels malgré les tableaux colorés accrochés aux murs, jusqu'à la chambre 54. Toute ma vie, je me souviendrai du bruit de nos chaussures sur le carrelage, ses sandales en plastique qui couinent, et mes talons qui claquent, résonnant de manière presque impolie dans le silence effrayant de l'hôpital. Je n'ai jamais eu aussi hâte de voir Tom. La femme ouvre et s'efface pour me laisser entrer la première dans la pièce où je me précipite. Je chancelle en le voyant, je ne le reconnais presque pas. Il est très pâle, probablement à cause du sang perdu, et son visage est constellé de pétéchies, ces petites taches de sang, typiques de l'asphyxie provoquées par l'embolie. Un gros pansement entoure sa tête. Son crâne où, à cause de moi, un trou a été percé. Il est intubé, relié à un respirateur, perfusé.
Il y a vingt-quatre heures, nous faisions l'amour au réveil en nous moquant de la vierge Marie au-dessus du lit qui nous regardait avec de gros yeux. Et maintenant, il ne me tiendra peut-être plus jamais dans ses bras.
L'infirmière retourne à ses patients, me laissant seule. Je suis pétrifiée devant mon amoureux. J'aimerais m'allonger à ses côtés sur le lit médicalisé, poser ma tête sur sa poitrine, compter les battements de son cœur, mais je n'ose pas m'approcher, effrayée par tout le matériel qui l'entrave. Une aide-soignante passe dans le couloir, et s'arrête, me voyant plantée à un mètre du lit. Devant mon air désespéré, elle entre à mon secours. Le regard plein de compassion, elle me murmure quelques mots que je ne comprends pas en secouant la tête.
— Posso... lui parler ? demandé-je d'une toute petite voix, incapable de trouver mes mots dans la langue locale après une nuit blanche et tant d'émotions.
— Certo ! Parla con lui ! Li sente e capisce.
Elle s'approche et me pousse doucement vers lui, puis prend ma main et la pose sur celle de Tom
— Grazie, je souffle, pleine de reconnaissance.
— Sei brava, me répond-elle avec un sourire en quittant la pièce.
Je m'assois au bord du lit et caresse doucement son visage, lui sourit, comme si ça pouvait lui donner la force d'ouvrir les yeux.
— Mon amour, mon ange, mon Thomas... Je m'étais promise que je ne te le dirais pas, mais tant pis, tu me connais, c'est plus fort que moi... voilà ce qui arrive quand on ne m'écoute pas. Oui, je sais, si tu avais su, tu m'aurais attendu en faisant des mots croisés, même si en italien, c'est pas facile. Et moi, si j'avais su, je t'aurais dit encore une fois combien je t'aime, combien tu es merveilleux. Et je serais restée à la maison. Pas celle d'ici, la vraie. Justement, je voulais te dire, tu ne peux pas me laisser, parce qu'en dehors du fait que tu m'as promis que tu ne m'abandonnerais plus –et une promesse est une promesse- on a encore plein de trucs à faire ensemble. Déjà cet appart, j'aimerais bien voir si on est capable de vivre ensemble pour de vrai. Et j'ai vraiment besoin d'un dressing. On fera l'amour dans toutes les pièces, pour les baptiser, on mettra des photos de nous sur le frigo et je te promets même de faire l'effort de cuisiner, pour te faire plaisir, et parce que moi aussi je dois prendre soin de toi. Tu dois aussi m'apprendre le nom des constellations, on n'a pas terminé. Retourner à Florence, tu te souviens, on en a parlé quand tu es arrivé ici. Et une autre fois pour s'y marier, ça aussi, tu me l'as promis. Tu sais, je ne te l'ai jamais dit, mais le jour où tu m'as annoncé ton départ, il y a douze ans, j'avais un peu espéré que tu me demandes de t'épouser. Oui, c'est stupide, on était si jeunes... On pourra avoir un bébé un jour, enfin peut-être, hein, c'est pas parce que t'es dans le coma que ça change tout... Enfin, quand même, tes yeux bleus iraient si bien à nos enfants. J'ai réfléchi à des prénoms, pour un garçon, j'aime bien Milan, ou Gabin. Qu'est-ce que tu en penses ? En attendant la maison et les arbres fruitiers dans le jardin, on leur plantera des graines de fraises ou de tomates sur le balcon. Du coup, il faut obligatoirement un balcon dans notre futur appart. Il y a cette expo Keith Haring à Paris, on voulait aller la voir. Ça en fait des choses, tu dois tenir le coup, tu m'entends ? Il faut qu'on aille visiter Lisbonne aussi, j'en rêve. Tu connais Lisbonne ? Et pourquoi pas aussi la Thaïlande, ça me tente bien. Et puis, j'ai besoin de toi à la librairie, le mercredi, le samedi, et je suis sûre que la moitié de ma clientèle féminine ne vient que pour toi et ta fossette. J'ai besoin de toi à mes côtés le soir, pour partager ce qu'on vient de lire ou de regarder à la télé, J'ai besoin de ta main sur ma hanche pour m'endormir, et de ton odeur. J'ai besoin de tes blagues nulles, de tes yeux bleus qui pétillent, et ta fossette qui danse. J'ai besoin de ton amour, de ta force et de ta tendresse. J'ai besoin de toi, Tom... J'ai besoin de toi, tu ne peux pas me laisser... Pas de mauvaise surprise hein ? Reste avec moi, je t'en supplie... tiens le coup...
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Casalnuovo RC
RomanceAprès des années d'errance, Louise est enfin heureuse. Elle a retrouvé son Thomas, et ils ont ouvert il y a un an la librairie dont elle rêvait. Mais le passé revient la hanter et commence alors une longue quête d'identité, qui la mènera jusqu'en Ca...