Chapitre 30

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En media, "Skyfall", Adele

L'adresse que m'a indiquée l'homme de main de mon père est située dans la dernière rue de la ville. Au bord de l'accès à la fiumara di Serra, la rivière asséchée. Dans cette rue excentrée, peu de maisons semblent habitées, il y a surtout des constructions abandonnées, des immeubles partiellement en travaux. Je cherche des traces de vie, de la lumière, des bruits de voix mais je ne vois ni n'entends rien, peut-être aussi à cause de l'heure tardive, si ce n'est quelque chien qui hurle au loin.

C'est encore plus glauque que tout ce que j'aurais pu imaginer. Si ça se trouve, ils vont me coller une balle dans la tête, et m'enterrer ensuite au pied d'un des oliviers de la fiumara. Je me demande si je ferai un bon engrais. Je secoue la tête, presque un sourire aux lèvres, tant l'idée est absurde. Mon sens du drame me dépasse parfois. Je suis certaine que je ne risque rien : je l'ai appâté, il veut des infos sur ma mère, et j'ai mon joker. Les mafieux ne respectent pas grand-chose, sauf la famille, a dit Enzo. S'il ne sent pas que je représente une menace, tout se passera bien.

Enzo m'a expliqué qu'en Italie, les propriétaires ne payent la taxe foncière que lorsque les bâtiments sont achevés, et c'est l'une de ces hautes maisons désaffectées comme il y en a plein la ville, seul le bas est habitable, les étages supérieurs sont en travaux, ou abandonnés. Pourtant, le rez-de-chaussée semble plutôt propre et coquet, entretenu. Les volets de bois peints sont fermés, pas le moindre bruit, ni en bas, ni à l'étage. Pas de nom non plus sur la boîte aux lettres. Je frissonne. A nouveau, la peur me prend au ventre. Qu'est-ce que je fais là ? Des éclats de voix me font sursauter. C'est un groupe de jeunes qui passent en riant. Ils me jettent chacun un regard grivois, en marmonnant ce qui semble être des obscénités, que je ne comprends de toute façon pas. Je tremble comme une feuille, je me sens vulnérable et je déteste cela. J'avais été soulagée que Montolo me donne rendez-vous en ville, finalement je crois qu'on aurait été au milieu d'un champ d'olivier, ça n'aurait rien changé. Ici, je suis seule au monde. 

J'ai envie de rentrer chez moi, dans mon appartement en France, avec Tom, retrouver mon nid douillet, ma famille, mes amis, ma librairie et mes habitudes. Mais je sais aussi que je ne me pardonnerai jamais de ne pas être allée jusqu'au bout. Je regretterai toute ma vie d'avoir laissé la peur dicter mes actes. Je tape les quatre numéros, l'un après l'autre sur le digicode, d'un index tremblant, et la porte s'ouvre.

Je monte d'un pas mal assuré. Chaque marche en marbre est une épreuve. Il y a visiblement un appartement par niveau, mais je n'entends toujours pas le moindre son, hormis celui de mes semelles sur le sol. Je suis probablement seule dans cet immeuble, et loin de me rassurer, j'ai l'impression que cela me panique encore plus. Mon cœur bat à tout rompre, résonne jusque dans mes oreilles qui bourdonnent et je dois même m'interrompre un instant, la main crispée sur la rampe de bois. Mais je persévère pourtant, jusqu'au deuxième étage où je découvre une lourde porte en métal, entrouverte. Je la pousse doucement pour l'ouvrir tout à fait.

Il est là, en face de moi. Nous y sommes. Je ressens comme un vertige, un grand vide en moi. J'ai tellement attendu, imaginé ce moment, c'est forcément décevant. Pas plus que lorsque j'ai découvert son visage, sur cet article de presse à Gênes, ou quand je l'ai aperçu en chair et en os pour la première fois au milieu de la foule devant l'église blanche, aucun émoi particulier ne me traverse. Je crois que malgré tout, une part de moi refuse d'accepter que cet homme soit mon géniteur.

Il est assis sur une chaise, au milieu de la pièce vide, entouré de ses sbires. Je n'arrive pas à croire qu'ils se mettent en scène de cette manière, je les trouve tellement ridicules tous les trois. Montolo trône au centre, vêtu d'un pantalon clair et d'une chemise à manches courtes de bonne facture, bien repassée. A gauche, Luigi, le grand, à qui j'ai eu affaire dans la rue, et à droite, l'autre, Domenico, plus petit mais avec des bras gros comme deux fois mes cuisses et un cou de taureau. J'ai l'impression d'être dans un mauvais remake du Parrain. Montolo me regarde, d'un air presque indifférent, le menton haut, ses yeux noirs posés négligemment sur moi comme si je n'étais qu'une petite chose insignifiante, un cafard qu'on hésite encore à écraser sous sa chaussure d'un geste sec ou à épargner, tant il paraît inoffensif.

Casalnuovo RCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant