Casalnuovo RC

Chapitre 8

En media, Mad World – Gary Jules

— Je ne suis pas ton père.

Un instant, j'ai envie de rire du ridicule de cette révélation, mais les visages autour de moi me font comprendre immédiatement qu'il ne s'agit pas d'une blague. Mon regard passe fébrilement de l'un à l'autre : ma mère pleure doucement, Nico a la bouche ouverte, mon père est plus pâle et défait que jamais. Un autre petit bout de mon cœur se décroche. J'essaie de réfléchir à toute vitesse, mais mon esprit embrouillé ne parvient pas à raisonner correctement. Ça ne peut tout simplement pas être vrai.

— Papoune... c'est quoi cette histoire, comment ça ? C'est... c'est impossible. On a des photos de ma naissance, avec toi, on est tous les quatre..., tenté-je, paniquée mais encore incapable d'imaginer que mon père puisse me dire la vérité.

— Françoise et moi nous connaissons depuis l'enfance, nos pères étaient amis. Nous nous sommes mis en couple quand elle était enceinte de toi. Je t'ai vue naître, je t'ai reconnue, et t'ai élevée. Tu es ma fille, tout comme Nicolas est le fils de Maman.

Mon père qui m'a couvée, protégée. Mon père n'est pas mon père. J'ai la tête qui tourne et il me faut quelques instants pour assimiler la nouvelle et reprendre mes esprits, lorsqu'une déduction collatérale me frappe.

— Mais alors, Nico n'est pas mon frère, ni même mon demi-frère...

Je suffoque, dévastée. En une minute, je viens de perdre un père et un frère. Tout ce que je croyais acquis n'est plus. Sous la table, la main de Thomas broie la mienne, comme pour me dire que je ne suis pas seule, et pourtant, je ne l'ai jamais été autant qu'à cet instant. Ma vue se brouille, mes oreilles bourdonnent et je perçois, comme à travers un nuage de coton, Nico qui se lève brusquement, jette quelque chose à terre, un vase ou une lampe, je ne sais pas, un truc qui se brise, en jurant avec colère.

Je manque d'air dans ce salon trop étriqué pour une annonce si énorme. Je repousse ma chaise à mon tour et quitte la maison en claquant la porte de la terrasse sans que personne ne fasse le moindre geste pour me retenir. Dans le jardin, je me laisse tomber à genoux sur l'herbe  humide et cache mon visage dans mes mains, tentant de maîtriser ma respiration erratique. Des tas d'images d'enfance me reviennent, je ne peux pas croire que ce soit vrai. Les vacances en Bretagne, les soirées à la fête foraine où je mangeais une pomme d'amour sur ses épaules. Les anniversaires, avec guirlandes et ballons, les batailles de cotillons à Nouvel An. Ce jour où je suis tombée au parc et où il m'avait offert une énorme glace pour me consoler, impuissant devant mes larmes. Ces nuits où, adolescente, je l'appelais à trois heures du matin, et il venait me chercher en discothèque pour que je rentre en sécurité. Les trajets en voiture, lorsque nous jouions au « jeu des trois » : chercher trois animaux tachetés. Chercher trois légumes orange, chercher trois prénoms qui commencent par un « H ». Et ces fois où il tentait, en vain, de nous initier au jazz. Quand on était d'humeur à lui faire plaisir, Nico et moi frappions la mesure avec l'index sur le bord de la table, comme lui, mais le plus souvent, on riait sous cape, blasé par sa musique qu'on considérait comme ringarde. Nico. Toutes ces fois où il m'a protégée, parce que c'est son rôle de grand frère.

Des larmes brûlantes, que je ne peux retenir plus longtemps dévalent sur mes joues. Non, non, non, je ne suis pas d'accord. Ça ne peut pas être réel. J'ai l'impression qu'on me dépossède de ma vie entière, tous mes souvenirs sont entachés par cet odieux mensonge. Toutes ces années à être heureuse, à croire qu'on était une famille, alors que c'est faux. Je courais, je chantais, je dansais, et eux, ils savaient.

J'entends du bruit dans mon dos, des pas et le bruissement de l'herbe. Il s'agenouille derrière moi et m'entoure de ses bras. Il pleure aussi.

— Ça change rien Loulou, hein ? Dis-moi que ça ne va rien changer...