Chapitre 14

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Noé


Mon professeur de patrimoine se racle la gorge, baisse le menton et me regarde par dessus ses lunettes, tenant entre ses mains le résultat de mes maigres recherches réalisées depuis le début de l'année ; soit deux misérables feuilles. En plus, elles ne sont même pas recto-verso.


Alors oui, je pourrais dire que ces deux dernières semaines ont été particulièrement mouvementées pour moi. Je pourrais dire que j'avais trop de devoirs pour pouvoir tout gérer à la fois. Je pourrais même dire que mon chat a mangé mon travail. Mais ce serait mentir.

La vérité c'est que je me suis laissé aller ces derniers jours. J'ai été beaucoup trop distrait par Roland et sa joie de vivre constante, trop agacé par Dominique et ses crises de nerf à répétition, et trop absorbé par Vanitas qui m'obsède et qui ne fait absolument rien pour ça.

Vanitas reste le même. A l'exception que je le vois ouvrir un livre de sciences de temps en temps, il continue à passer une partie de ses nuits dehors et ne rentre qu'au petit matin, lorsque le soleil ne s'est même pas encore levé. Parfois, il lui arrive de rentrer avec l'oeil gonflé, un bleu sous la mâchoire, les lèvres abîmées.. Mais je garde le silence et ne pose aucune question, de peur de réveiller sa colère et de perdre le peu de confiance qu'il m'accorde. Quand je m'inquiète auprès de Yohan, Dante et Trix, ils me répondent que ce serait trop compliqué à m'expliquer, que Vanitas a beaucoup de comptes à régler, que c'était ainsi et que nous ne pouvons rien y changer.

Il m'est souvent arrivé de le rejoindre, ses amis et lui, au Charlatan, où nous avons passé la soirée autour d'un verre ou de la table de billard où s'enchaînait des parties plus ou moins gagnées d'avance pour moi.

D'un autre côté, Roland, Olivier, Maria et moi avions nos habitudes ; comme nous retrouver chaque matin pour prendre le petit déjeuner ou se rejoindre après les cours à la bibliothèque.

Mais malgré toutes ces bonnes conditions, je n'ai jamais réussi à trouver la force de travailler sérieusement. C'est comme si ce mémoire représentait quelque chose d'insurmontable pour moi. Comme si je n'étais pas assez intelligent, ou brillant, ou savant pour mener ce genre de projet.

Mon professeur paraît embarrassé lorsqu'il se gratte l'arrière du crâne. Il doit penser qu'il a devant lui le pire des feignant.

- Euh, bon.. fait-il, ne sachant visiblement pas par où commencer.

Je décide de prendre la parole :

- Je sais que ce n'est pas brillant. Ces notes relèvent tous les sujets que j'apprécierai traiter... Mais je n'arrive pas à faire mon choix.

Comme d'habitude, dès que la décision me revient, cela peut prendre une décennie avant que je tombe d'accord avec moi même. Le problème, c'est qu'une fois arriver à un tel niveau d'étude, les professeurs ne nous tiennent plus la main... C'était déjà le cas les autres années mais je ne l'ai pas vraiment ressenti, dans ma petite université d'Auvergne où tout le monde connaissait tout le monde.

- Vous avez bien conscience que les autres élèves ont presque déjà tous fini leur première partie.. Vraiment, pour un étudiant en master, c'est assez décevant.
- Je le sais bien.

J'ai l'impression d'être un petit garçon de cinq ans en train de se faire punir, ce qui me rappelle désagréablement les longs discours de mon père... J'espère qu'il a l'intention d'abréger son sermon.

- Enfin, dit-il après rapide relecture de mon travail. De ce que je vois, le thème de votre mémoire se porterait plus sur les légendes et les mythes... C'est bien ça ? Dans ce cas, vous avez énormément de possibilité. Rien que votre prénom est une piste ; pourquoi pas réaliser une étude sur l'arche de Noé ? Le côté religieux et moral de ce récit pourrait être intéressant à traiter.

Je pince les lèvres. Si j'en apprécie la signification – « apaisé » et « sérénité » en hébreu –, je ne peux pas m'entendre qu'un type portant ce prénom ait soit disant réussi à sauver l'humanité d'un déluge épouvantable en assemblant trois bout de bois. C'est insensé. C'est limite encore moins crédible que tous ces dessins animés fantastiques qu'on fait regarder aux gamins.

Travailler dessus durant cette année me rappellerait beaucoup trop mon père.

Et le temps que j'ai perdu à faire du catéchisme quand j'avais 8 ans. Je me souviens encore de la réaction de Dominique et Louis lorsque j'ai essayé pour la première fois la tenue de ma communion... Leur rire résonnent toujours dans ma tête au jour d'aujourd'hui.

Je n'ai même pas besoin de parler que mon professeur devine ma réponse. Alors, il lâche son stylo, hausse les sourcils, écarte les mains d'un air résigné et me met en garde :

- Quelle qu'elle soit, il faut trouver une solution, Monsieur Archiviste. Et vite.
- Oui, monsieur.

Si seulement il suffisait de le dire, tout serait si simple...

Je passe le reste de la journée la tête perdue dans les nuages, exactement comme ceux qui planent autour du campus, noir et menaçant. J'ai encore plus de mal à me concentrer durant le peu d'heures de cours de la journée et préfère regarder distraitement par la fenêtre plutôt que d'écouter mes professeurs. A la pause de midi, même les querelles entre Olivier et Roland ne parviennent pas à me faire sourire.

J'ai juste envie de me recoucher et de dormir durant huit mois d'affilé. Quand je me réveillerai, je serai de retour en Auvergne et toutes ces histoires de mémoires, de colocation et de Vanitas ne seront plus que de l'histoire ancienne. Ma vie reprendra enfin un cour normal et redeviendra ce qu'elle était avant.

Plate.. Et ennuyeuse...

Non. C'est faux. Ma vie en Auvergne était tout aussi bien que celle ici, à Paris. Elle était pratique. Confortable. Simple.

Même si ce n'est pas vrai, il faut que j'y crois pour trouver la force de rentrer chez moi. Pour Dominique. Pour mon père. Et même pour Louis.

Au fond, je ne sais pas ce qui me fait le plus peur entre rester ou partir...



Tu seras un homme ( Vanitas no carte )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant