Chapitre 16

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Vanitas



Je ne sais pas comment j'en suis arrivé là.


Moi qui comptait passer la soirée à rester enfermé, le nez plongé dans mes révisions et les écouteurs enfoncés dans les oreilles pour ne pas entendre les jacassements de Roland, je me retrouve assis à une table du Charlatan en train de rire avec Dante et Yohan et d'enchaîner les verres sans plus prendre la peine de les compter. Mon bras engourdi par l'alcool et la fatigue est venu se poser lourdement sur les épaules de Jeanne et elle le porte à son cou comme la plus précieuse des écharpes, tandis que la musique – beaucoup trop forte – retentit autour de nous et couvre nos voix, si bien que nous sommes obligé de hurler pour nous entendre.

Mais à cet instant précis, je m'en fous complètement.

Je bois tout ce qui me passe sous la main, si bien que je ne sens plus le goût, ni l'odeur, ni la matière de ce que j'ingère. Je veux juste noyer la pensée obsédante de Noé et Trix ensemble, main dans la main et tous deux rougissant dans les rues de Paris.

- Tu devrais te calmer, me conseille Dante alors que je porte à mes lèvres un verre de sangria. Tu vas encore mal finir !

Je fais claquer la coupe lorsque je la repose sur la surface de la table avant de me mettre à crier :

- Pardon ? J'ai mal entendu ! C'est vous qui m'avez fait venir ici, bande de blaireaux !
- C'était pas dans le but que tu claques tout ton salaire dans la boisson. Comment tu vas faire pour jouer au billard tout à l'heure si tu n'arrive plus à te tenir droit ?
- Laisse le Dante, glousse Yohan tout en jouant avec la paille de son cocktail. Ça nous laissera une chance de gagner ! Sauf si il renvoie son dîner sur la table comme la dernière fois et qu'on soit obligé de stopper la partie..

Cette « fois » dont il parle me revient en mémoire. C'était juste après le dernier coup de fil du patron me rappelant que je n'avais aucune issue possible et que lui seul détenait les cartes de mon avenir. J'avais retrouvé la bande le soir même et, exactement comme maintenant, j'avais enchaîné les verres sans me freiner.

Je hurle à Yohan, chassant ainsi ce souvenir :

- La ferme ! Espèce de salope à lunettes !
- Pourtant, ce n'est pas mon prénom qui rime avec « pétasse » !

Je ne peux pas m'empêcher de me marrer. Il n'a pas tort.

Jeanne, bien silencieuse depuis notre arrivé au bar, semble soudain en avoir assez de regarder les mouches voler. Elle colle ses doigts glacés et parfaitement manucuré sur ma joue et m'incite à tourner les yeux vers elle.

- Tu viens ? me glisse-t-elle, embrassant ma mâchoire.

Juste au moment où je m'apprête à lui demander de quoi elle parle, elle se lève de la banquette et me tend la main dans un sourire provocateur. J'accepte de la suivre sous les protestations de nos deux amis, auquel je réponds aimablement par un doigt d'honneur. Jeanne m'entraîne jusqu'aux toilettes, se faufilant à travers la foule et prenant garde à ne pas renverser de verres suspendu à bout de bras sur notre passage. Une fois à l'intérieur, elle verrouille la porte et se tourne vers moi, sans un mot. Visiblement, elle attend une réaction de ma part.

- C'est toujours pas mon délire la séquestration, Jeanne.
- Il y a un temps où ça n'avait pas l'air de te déranger, pourtant.
- Oui. Mais c'était moi qui fermait la porte à clef.
- Bref...

Elle s'approche dangereusement de moi, de sa démarche féline que je ne connais que trop bien et que seul moi ait le privilège d'avoir vu chez elle à ce jour. Lorsque son corps rencontre le mien, je ne ressens rien. Ni chaleur, ni désir, ni passion. Comme si j'étais devenu insensible à son charme naturel et pourtant si évident.

J'ai beau avoir bu quelques verres, elle ne m'aura pas aussi facilement.

Elle pose sa main sur ma ceinture. Tout est surjoué, mécanique. Cette scène s'est déjà répété des millions de fois sans que je n'en comprenne vraiment le sens... Ce n'est que depuis peu que je m'en suis rendu compte. Comment pourrais-je lui en vouloir de se voiler la face à ce point à propos de nous ?

- Je croyais avoir été assez clair la dernière fois, dis-je.
- Tu ne pensais pas ce que tu disais...Tu ne le pensais pas, si ? demande-t-elle d'une petite voix remplie d'espoir.
- Bien sûr que si, Jeanne. Toi et moi n'avons rien à faire ensemble.
- Alors, pourquoi ?

Je devine tout de suite ce qu'elle veut dire. Pourquoi me suis-je intéressé à elle au départ ? Pourquoi avons-nous passé toutes ces nuits torrides ensemble ? Pourquoi l'ai-je impliquée dans ma vie à ce point ? Pourquoi tout cela doit-il s'arrêter maintenant ?

En vérité, la réponse est bien plus simple qu'elle ne le croit.

- Parce que ce n'était qu'un jeu pour moi, je lui confie avec le plus de sincérité possible. Je croyais que pour toi aussi... Et récemment, je ne m'amuse plus. Tu devrais commencer à me connaître ; tu sais que je ne suis pas du genre à me forcer.

Ses yeux se remplissent de larmes mais elle les chasse du revers de la main. Se donnant de la contenance, elle recule de quelques pas et croise les bras contre sa poitrine, les épaules basses, le menton redressé. Si on ne prêtait pas attention à sa lèvre inférieure tremblante, on jurerait qu'elle est sûre d'elle.

- Tu mens. Tout ça, c'est en train d'arriver à cause de...

Je l'écoute attentivement et elle inspire profondément comme pour se donner du courage, étouffant un sanglot dans sa poitrine.

- A cause de lui. A cause de Noé.

J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Curieusement, je n'arrive pas à nier ce qu'elle est en train de dire. Car aussi fou que cela puisse paraître, je reconnais que Noé n'y est pas pour rien dans les changements de ces dernières semaines.

L'alcool alimentant ma franchise depuis le début de la soirée, je continue de parler sans détour. Peu importe si cela fait du mal à Jeanne, peu importe si ces mots sonnent faux lorsqu'ils sont sortis tout droit de ma bouche. J'en ai conscience. Vanitas, ce personnage sans cœur, perfide, égoïste, monté de toute pièce, n'est pas censé dire des choses pareil. Mais je m'en tape.

- Tu ne peux pas comprendre... Vous êtes tous là, à chaque instant, à me dire ce que je dois faire, à me faire des reproches, critiquer mes choix, sans penser à ce que moi je voudrais vraiment !

Jeanne paraît surprise de m'entendre cracher ses mots. Elle hausse les sourcils, stupéfaite, mais me laisse continuer.

- Noé m'écoute plus que Dante, Yohan ou toi ne l'ayez jamais fait, hurlais-je. Il est le seul qui croit en moi !

Jeanne me fixe, hoche consciencieusement la tête et finit par s'asseoir sur le rebord du lavabo, les jambes croisées, ce qui lui donne un air de fille de bonne famille avec son petit chemisier boutonné jusqu'au col.

- Peut être, lâche-t-elle.

Puis, elle balaye l'air de la pièce d'un geste de la main, désignant notre environnement.

- Mais il n'est pas là.

Tu seras un homme ( Vanitas no carte )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant