Cérémonie

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Javi

J'avais arrêté de comprendre ce qui se passait à partir du moment où Yuzu m'avait sauté dessus en pleurant toutes les larmes de son corps à la fin du programme de Shoma. Brian et Tracy avaient pleuré aussi, nous avaient enlacé en nous félicitant, et j'avais probablement dû vaguement répondre quelque chose... Il me semble que j'avais aussi félicité Shoma, mais je ne me rappelais plus exactement, il y avait beaucoup de monde autour de nous, beaucoup d'agitation, et j'avais un double champion olympique accroché à mon bras qui me prenait pour une serpillière. Je crois qu'un membre du staff japonais avait réussi à le tirer ailleurs à un moment, je n'avais pas apprécié l'initiative, et on nous avait poussé vers la patinoire pour la cérémonie des médailles.
Des médailles Olympiques.
Qu'est-ce que je foutais là ?...J'étais un bon patineur, ok, dans le top mondial depuis des années, ok aussi, j'étais double champion du monde, certes, mais... c'était les Jeux Olympiques ! Qu'est-ce qui c'était passé ?! Depuis quand un Espagnol montait sur le podium olympique en hiver ? Il devait y avoir un malentendu, j'étais sûrement en train de rêver... L'Espagne avait trois médailles olympiques pour les sports d'hiver dans toute son histoire ! J'étais la quatrième ? Moi ? Alors que je n'avais même pas une vraie fédération ? Alors que j'étais le plus vieux du top 10 ? Alors que je n'avais pas beaucoup de quads ? Alors que j'étais le seul espagnol à dix kilomètres à la ronde et que mon pays ignorait à quoi ressemblait une patinoire ? Qu'est-ce qui se passait ?!

Yuzu nous rejoignit quelques instants plus tard en flageolant un peu sur ses jambes et un nuage de caméras se précipita vers lui. Double champion olympique, ça lui allait bien, il était taillé pour ce titre et je ne pouvais qu'être rempli de fierté après avoir suivi son parcours au fil des années à ses côtés. Mais encore une fois : qu'est-ce que je foutais là ?

Yuzu s'arrêta à côté de moi pour attendre que la cérémonie débute, comme si souvent auparavant quand on attendait pour nos médailles au bord de la glace en discutant de tout et de rien, une habitude dans toutes les compétitions depuis si longtemps que je ne me rappelais même plus quand ça avait commencé.
Et d'un seul coup je me rendis compte que c'était notre dernière compétition ensemble. Notre dernier podium ensemble aussi. La dernière fois que je vivais tout ça. Ma gorge se noua encore plus qu'elle ne l'était déjà et je tendis un bras vers lui alors qu'il jouait son rôle au milieu des dizaines de caméras officielles. Ses yeux se posèrent sur moi et il s'approcha immédiatement en s'extrayant du cercle, attrapant ma main tendue et venant plus près jusqu'à ce qu'on soit épaule contre épaule. Je le sentis me serrer la main avant de lâcher pour se contenter de laisser son bras simplement pendre en me frôlant.

-Yuzu..., chuchotai-je sans vraiment savoir quoi dire d'autre.

-Oui Javi, sourit-il faiblement.

C'était à moitié une confirmation et à moitié une question.
Je passai mon bras autour de ses épaules pour le rapprocher encore plus et j'attrapai Shoma au passage parce que le pauvre avait déjà l'air d'avoir envie de retourner en coulisses. Je ne sais pas pourquoi c'était sorti d'un coup, alors que Yuzu agrippait mon costume comme s'il avait peur que je disparaisse, mais je le sentis me serrer encore plus fort si c'était possible et à l'instant où je relevai les yeux pour rencontrer les siens je vis une foule de sentiments indescriptibles dû au choc. Ça n'avait duré qu'une fraction de seconde, un minuscule instant de perte de contrôle à cause d'un trop pleins d'émotions sans doute, et son regard me renvoya une réelle panique, de la détresse, de l'incompréhension et une supplication silencieuse pour que je retire ce que j'avais dis. Il se reprit quasi immédiatement en secouant la tête mais je vis bien qu'il était encore ébranlé ; avec la façon dont il ne m'avait toujours pas lâché, dont il me secouait dans un geste peut-être inconscient qui reflétait parfaitement ce qu'il devait ressentir. S'il n'y avait eu personne autour de nous je suis sûr qu'il aurait crié, qu'il se serait peut-être même mis en colère, qu'il aurait voulu me retenir à tout prix.

-Je ne peux pas le faire sans toi...

-Bien sûr que si, soufflai-je en sentant les larmes commencer à monter.

Ça n'allait pas, ça devenait trop personnel, trop intime, les caméras n'avaient pas à voir ça... Yuzu devait penser pareil car il se décrocha en laissant son bras glisser sur le mien comme pour prolonger jusqu'au bout le contact. Il s'éloigna un peu, attirant les caméras avec lui et essayant de réellement se reprendre mais les larmes étaient là, bien visible malgré son sourire de façade tremblant.

-Tu es horrible, hoqueta-t-il en lâchant un espèce de rire étranglé et en s'éventant.

Et toi mauvais acteur, pour une fois...
J'écrasai une larme au coin de mon œil alors qu'il faisait son petit show et la musique résonna dans le stade. On allait faire un beau podium à pleurer comme ça...

Je respirai un grand coup en m'avançant pour rentrer en premier sur la glace, hésitai une fraction de seconde sur ce qui allait se passer et me tournai vers Yuzu qui s'était approché aussi juste à côté de moi.  Il me sourit doucement les yeux encore humides et s'inclina profondément devant moi. Je ne sais pas pourquoi mais ça me rassura et je le saluai en retour, entrant ensuite sur la patinoire pour saluer le public alors que le micro annonçait mon nom et celui de mon pays, suivi de ma médaille.
Monter sur le podium paraissait irréel, atteindre un but si haut, espéré depuis si longtemps qu'il avait pris la forme d'un simple rêve inatteignable... Je tournai la tête vers l'ouverture de la patinoire pour voir Shoma y entrer. Yuzu n'était pas à côté de lui à ce moment-là, il s'était reculé, il ne s'était pas incliné non plus : il applaudissait simplement poliment. Je l'imitai, espérant que l'image du champion olympique saluant un rival étranger avec déférence pour se contenter ensuite du minimum courtois avec son compatriote ne lui causerait pas de problème.

Je regardai Shoma patiner vers moi avec son habituel air perdu, comme s'il n'était pas sûr de ce qu'il était sensé dire ou faire. Je tendis la paume et il la serra à deux mains, inclinant la tête en murmurant ce que je supposai être des félicitations. Puis Yuzu entra.
Je ne pus empêcher mon sourire de grandir : c'était rare de le voir si heureux, ça lui allait bien. Je me tournai complètement vers lui quand il arriva vers moi les bras déjà ouverts.

-Felicidades...

Je fus tellement surpris de l'entendre parler dans ma langue que je n'eus pas le temps de répondre avant qu'il ne s'écarte pour saluer Shoma d'une accolade. Je continuai à applaudir quand il sauta au sommet du podium (même si je n'approuvais pas ce mouvement : on n'était pas sensé faire des acrobaties quand on était blessé) et lui rendis son sourire quand il tourna la tête vers moi. On avait tous les deux conscience que c'était notre dernière fois : ça rendait cette cérémonie encore plus spéciale... Et même si j'appréciais Shoma, il pouvait tenir la chandelle pendant quelques minutes.
Miraculeusement je réussis à ne pas pleurer et pris la pose à côté de Yuzu en haut du podium pour les photographes, mon bras autour de sa taille comme d'habitude. Je le sentis transférer imperceptiblement son poids vers moi, son corps reposant un peu plus contre le mien, et ma gorge se noua de nouveau à l'idée de perdre cette proximité. Ça allait me manquer...
Toutes les caméras étaient devant nous pour les photos et je jetai sans culpabilité l'étiquette protocolaire par la fenêtre pour lui chatouiller discrètement les côtes : un rappel de notre premier podium ensemble sur le dernier...

-Javi !, chuchota-t-il en dissimulant un rire. Tu exagères !

Je ne répondis pas, continuant à sourire aux objectifs devant nous, et je serrai simplement un peu plus sa taille.
Il allait me manquer.

Baiser (V3)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant