chapitre 1

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Avoir eu le baccalauréat en poche a été l'une des plus grandes fiertés de ma vie. Lorsque je suis partie chercher mes résultats avec mes amis, et que j'ai vu mon nom affiché sur la liste des reçus, mon cœur a fait un triple bond dans ma poitrine et je n'ai pas pu m'empêcher de sauter de joie, et de prendre Lamia, ma meilleure amie, dans mes bras. Je l'ai serré tellement fort qu'aujourd'hui encore, elle se plaint de son mal de côtes. Je sais qu'elle chipote et que ce n'est que du blabla.

Et pour cause. Lamia est l'une des filles les plus fortes que je connaisse. D'un an mon aînée, elle est comme la bouée salvatrice de ma vie quand je suis sur le point de couler. En bref, c'est comme ma grande sœur de cœur. En cinq ans d'amitié je ne l'ai jamais vu ni pleurer ni se laisser faire pour n'importe quelle circonstance. Dans une dispute, c'est toujours elle qui remporte le dernier mot (sauf avec moi) ; dans un débat,c'est toujours elle qui domine la conversation ; et dans une relation,c'est toujours elle qui quitte l'autre en premier. Son dernier copains'appelait Farid, c'était un type gentil mais qui avait tendance à trop être derrière elle, chose que Lamia déteste par-dessus tout. Au bout de deux mois de relation, cette dernière lui a envoyé un message et lui a simplement écrit : Nous deux c'est fini. Tu pourras rassurer ta mère que tu n'es plus avec une saleté de marocaine. Ah, j'oubliais de préciser : Lamia est d'origine marocaine, tandis que Farid était algérien. C'est ridicule, mais à chaque fois qu'ils s'embrouillaient, les deux critiquaient leur origine commune. Comme si ces deux pays n'étaient pas voisins, et qu'ils ne faisaient pas partie du même continent...

Moi, je suis d'origine italienne. Enfin,mon père est italien, et ma mère française. J'ai hérité du côté de mon père au niveau de mes cheveux noirs frisés et de mon caractère assez trempé. Mon côté patriote française ? Eh bien, j'adore le pain, Paris, et surtout les pâtisseries du pays. Je crois que c'est assez significatif... Alors que je me perds dans mes pensées, la voix de Julie, une amie guadeloupéenne, s'élève tout près de mon oreille droite. Je reviens tout de suite à la réalité : je marche dans une rue de ma ville, mes amis me talonnant, et nous allons en direction d'un fast food parce que nous crevons la dalle.

- Cam ! s'écrie-t-elle. Grosse polémique avec Sofiane et Lamia !

- Je t'écoute, dis-je tandis que je marque mon pas sur le sien pour mieux l'entendre - quoique, avec Julie, on n'est jamais loin de l'explosion de tympans, et ce à n'importe quelle distance d'elle.

- Bon. Pour toi, on dit kebab ou grec ?

Un ricanement s'échappe de mes lèvres. Attendez, c'est vraiment ça l'objet de la grosse polémique ?

En haussant les épaules, je soupire :

- Il n'y a jamais eu de débat là-dessus car tout le monde sait qu'on appelle ça un grec. Le kebab, c'est la viande qu'il y a à l'intérieur, c'est tout.

- Quoi ? T'es sérieuse, tu te range du côté des arabes ?

A l'entendre, on a l'impression que je fais partie d'un clan de barbares et que j'ai enlevé la vie d'une centaine de personnes - ça serait vachement cruel, chose que je ne suis pas du tout. Néanmoins, je sais que Julie n'a pas pour but de se montrer grossière ou raciste : si elle appelle comme ça Lamia et Sofiane, c'est parce qu'ils ont un délire entre eux trois. Et puis, Lamia et Sofiane l'appellent en retour La Timal, alors bon, c'est de bonne guerre.

- De toute façon, qu'elle le veuille ou non, c'est une arabe certifiée par la street, intervient soudain Lamia en passant sa main autour de mon cou. Pas vrai Cam ?

- Wah (oui), réponds-je pour rentrer dans son jeu.

- Ray, la berbère est fraîche ! rigole Sofiane non loin de nous.

Je ne sais pas pourquoi mais les deux adorent dire que je suis une arabe. Peut-être est-ce parce que je me débrouille pas mal dans la langue, ou que je ressemble à une maghrébine. Dans tous les cas ça ne me dérange pas.

Nous arrivons à l'intérieur du grec. Le serveur, un pote de Sofiane, nous salut en turc puis prend notre commande.

A table, personne ne parle. Tandis que j'enchaîne crocs sur crocs, Sofiane et Lamia dégustent leur frites avec leur sauce algérienne. Julie, elle, envoie des messages toutes les dix secondes.

- Tu parles à ton mec ? je lui demande.

Elle hoche la tête.

- Fred a un match dans moins de trente minutes. Il stresse grave parce qu'il a pas envie de perdre.

- Pourquoi il perdrait ? C'est le meilleur de son club, fait remarquer Lamia entre deux bouchés.

- Ouais. Mais récemment il s'est fait les ligaments croisés. Il a peur de ne pas être apte à jouer tout le match.

- Je m'en fait pas pour lui, dit Sofiane. Mon pote est un tueur sur le terrain. Même avec un seul œil et une canne il gagnerait haut la main.

Julie n'a pas l'air convaincue. C'est ça son problème : on a beau la rassurer et lui dire que tout va bien, elle reste pessimiste et voit le mal partout. Tout le contraire de Lamia, en fait.

- On y va ? lance Sofiane au bout d'un moment.

Nous sommes tous rassasiés. Pour ma part, j'ai mon bide qui dépasse de mon jean et qui menace d'exploser. Même si je ne suis pas tellement en chair, je devrais commencer le sport et arrêter de bouffer des conneries, histoire que mon corps se raffermisse et garde sa jeunesse.

Sur le chemin du retour pour rentrer chez nous, Lamia se met à chanter une musique de JUL. Les voix s'entremêlent et le groupe devient un concerto de fausses notes. Je vais pour crier le refrain, quand quelque chose, ou plutôt quelqu'un m'en empêche.

Putain de merde. C'est Dylan, mon ex. Il est avec deux de ses potes que je connais bien. Tous ont l'air absorbé dans leur discussion. Quand Dylan relève la tête et qu'il me voit, son front se barre d'un pli soucieux. Puis presque aussitôt, il fronce les sourcils et détourne très vite le regard. Comme si croiser mes yeux revenait à fixer le soleil. Comme si j'étais une merde qui ne méritait pas qu'on la regarde.

Je baisse la tête et serre mes poings, continuant de marcher droit devant moi. J'essaie de me concentrer sur les voix de mes potes qui chantent à tue-tête, en vain : impossible d'oublier la manière dont son visage s'est durcit quand il m'a vu. Quel connard. Après deux ans de relation, c'est tout ce qu'il trouve à faire ? Me dévisager puis me snober ? Si ça ne tenait qu'à moi, je l'aurais salué de manière polie sans en faire une histoire, parce que j'en oublie pas moins que c'est une personne qui a compté pour moi et que j'ai aimé malgré tout. Mais lui... Lui, je vois qu'il n'a pas pris une once de maturité. Tant pis pour lui. Ce n'est plus mon soucis.

- Arrête de penser à lui, lance Lamia sans crier gare.

Je me tourne vers elle en faignant la surprise.

- Hein ? De quoi tu parles ?

- C'est ça, y a marqué conne sur mon front. J'ai tout vu, Cam. Ce mec est un gros con. Ne te prend pas la tête pour lui. Tu vaux beaucoup mieux que ça, je te l'ai toujours dit.

En effet, même lorsque nous étions ensemble, Lamia voyait d'un mauvais œil Dylan et n'appréciait pas notre relation. Un jour, elle m'a même dit qu'il finirait par me larguer sans détour pour aller avec une autre. Jamais je n'aurais cru qu'elle viserait aussi juste.

Dépitée par ses souvenirs, je me force à adopter un visage impassible. T'en a rien à faire. T'as tourné la page. Plus on cache ses faiblesses, et plus elles se détruisent. Enfin, c'est ce que m'a toujours dit mon père. Alors je me rappelle ce mantra au moins une dizaine de fois dans ma tête, avant de finir par y croire durement.

Arrivée chez moi, je vais dans ma chambre et coche le jour actuel sur le calendrier posé sur mon bureau. Jeudi 19 juillet 2018.

Dans moins de trois mois, je rentrerai en fac de philosophie.

Dans moins de trois mois, j'aurais mon permis.

Dans moins de trois mois, mon cœur sera enfin réparé.

Juste une vie avec toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant