Parfois, la vie ressemble à une roue. Une roue sur laquelle on aurait tracé une petite marque rouge. Après, on la fait tourner, et on observe, et on attend, et on le voit. Le tracé rouge, qui revient devant nos yeux, chaque fois. Le tracé rouge qui fait un tour un peu rapidement, et qui recommence, et encore, et encore. Mais si on jette un caillou sur cette roue, ou qu'on y insère un bâton, alors là, le tracé rouge n'effectue plus ces mouvements incessants. Il ne fait plus toujours les mêmes cercles insensés. La roue voltige, le rouge avec. Des chemins nouveaux. Des visions inédites. Des sensations étranges. La roue s'envole, et le rouge, le rouge suit cette route dont on ne connait rien. Cette route dont chaque tournant est un virage imprévisible. Et le cycle qu'on pensait pourtant si solide, ces cercles réguliers qui paraissaient tellement éternels, ils volent en éclats si facilement, après un simple petit choc, après la simple rencontre d'un ridicule caillou. La vie est comme une roue, et Hoseok est un caillou.
Ce n'est pas très poétique, mais Yoongi ne voit rien de mieux.
« -Comment ça va?
-Très bien et toi?
-Ça va. »
Assis à la table à manger, son père le regarde étrangement. Yoongi ne sourit pas, mais il ne fait pas non plus la moue. En fait, il a même presque l'air heureux. Il se sert de jus d'orange avec entrain, déguste les céréales pas délicieuses, ne reste pas affalé contre la table, secoue un peu des jambes. Dehors, il pleut, assez, très fort. Yoongi aime vraiment ça, le son des gouttes, et son père le sait. Yoongi se met à penser, en écoutant cette mélodie harmonieuse. Il pense, le nez perdu dans son bol.
Il se demande depuis quand est-ce que la pluie paraît si colorée.
« -C'est marrant ce que tu as sur le doigt. »
Yoongi relève la tête. Son père a un regard étrange, pas vraiment réprobateur, pas vraiment approbateur. Un sourire en coin, sans jugement, peut-être simplement un peu de curiosité. Yoongi se demande s'il le remarque seulement, ou si c'est parce qu'il a l'air moins gris que son père s'est mis à faire attention à ce genre de détails. Yoongi regarde son petit doigt, son ongle, noir.
Peut-être que quelque part, le noir est une vraie couleur.
« -Ouais, répond-il en soufflant du nez.
-C'est marrant... »
Yoongi ne sait pas trop s'il doit le remercier de ne pas lui demander de l'enlever, ou s'il doit lui en vouloir de ne pas trouver ça banal. Alors il hausse les épaules, se lève, et l'embrasse sur la tempe, avant de se rendre dans sa chambre.
Là, il enfile des vêtements qu'il met souvent, trop souvent. Il prépare ses affaires, et avant de partir, accepte de se regarder dans la glace. Il se porte le doigt à la joue, puis repense à cette nuit où ils étaient sortis en ville avec Hoseok, où les étoiles brillaient, où les mots résonnaient loin dans le ciel. Yoongi y repense, et il se regarde.
Hoseok l'a sûrement oublié, mais cette nuit-là, il a dit à Yoongi qu'il le trouvait vraiment beau. Et rien que pour ça, quand Yoongi se voit dans le miroir ce matin, il ne fuit pas son reflet. Peut-être même qu'il se sourit.
Des jours qui passent.
Plutôt lentement.
Mais ils restent à deux.
Pour affronter.
Les obstacles invisibles.
Hoseok, affalé contre son mur, lit pour échapper aux pensées. Celles qui tournent et qui lui font un peu trop mal au cœur. Hoseok évite de laisser du silence devant ses yeux ou dans ses oreilles, parce qu'il déteste être confronté à sa violence. Hoseok lit quelque part dans un coin de son lit, quand la porte s'ouvre assez rapidement.
C'est son frère.
Son frère, qui déboule dans la pièce sans demander la permission ; son frère, à qui il n'a pas vraiment parlé ces derniers temps. Hoseok relève la tête lentement, l'interroge du regard, un peu agressivement ; un ciel qui reproche à l'orage de déchirer son gris paisible. Une irruption soudaine, au beau milieu d'une phrase qui pourtant était capitale, une phrase qui le fascinait et faisait battre son cœur. Un pinceau qui s'effondre au sol, le peintre qui abandonne cette belle toile de la mer. Un oiseau qui tombe en plein vol. Une fleur qui refuse d'éclore, exposant pourtant un bourgeon merveilleux. Son frère vient s'asseoir à côté de lui, sur le lit. Il lui dit d'abord deux trois choses sans trop d'importance ; alors Hoseok ne répond que par de simples hochements de têtes, et il termine de lire sa phrase, renferme l'orage, replace le pinceau dans la main de l'artiste, accompagne l'oiseau jusqu'aux cieux, promet à la fleur qu'éclore lui fera le plus grand bien. Son frère parle, Hoseok referme lentement son livre, tout en pensant à cette phrase, qui résonne. Qui résonne un peu fort. Qui sans doute, ne le lâchera pas avant longtemps.
« -Maman dit qu'on devrait être plus proches. Mais si tu m'écoutes même pas quand je fais la conversation, je peux rien y faire.
-Désolé.
-T'inquiète.
-...
-T'as rien à dire?
-Pas vraiment...
-Pas grave. De toute façon t'as jamais été bavard. Ça va pas changer maintenant. »
Après ça, son frère se relève, et repart aussi rapidement qu'il était arrivé. Hoseok observe la porte se refermer, et son regard reste enfermé sur cette étrange planche de bois.
Ça va pas changer.