Chapitre V (partie 3): Les lois de la physique

14 4 2
                                    

Adelheid

J'avais toujours adoré la musique. Depuis toute petite, quand ma grand-mère me chantait des berceuses à l'oreille pour m'endormir. Évidemment, quand on servait une grande famille telle que les Leward, apprendre un instrument était impensable, surtout en temps que femme. Mais j'en avais toujours rêvé, quand j'entendais les musiciens jouer aux réceptions j'étais si émue, la musique avait le don véritable qu'était de me transporter ailleurs, loin de mon quotidien.

Alors, quand tous les jours je passais à côté de l'immense piano à queue de la salle de réception, j'avais du mal à résister à mon envie d'en tester la résonance. Là ou je travaillais avant, il y avait un piano droit désaccordé dans le grenier. J'en avais fait mon repère. Parfois, quand personne n'était là pour m'entendre, je montais les escaliers grinçants et m'amusais à aligner quelques notes, des débris de pièces que j'avais entendue ça et là. Le son n'était pas bon, mais c'était bien là l'échappatoire que j'avais trouvé.

Ce jour là, je n'ai pas résisté. J'étais seule et devais nettoyer les grandes fenêtres de la pièce. Le piano était là, brillant, distingué, impénétrable. Je me rappelais de la dernière réception des Leward, et d'une musique en particulier ; j'avais eu la chance de me rendre au plus près des musiciens ce soir là. La lumière traversait les vitres dessinant sur le sol des rectangles de clarté. J'avais l'impression d'être dans un rêve tant le cadre était merveilleux.

Posant chiffons et ballai, je m'avançais vers l'objet de ma convoitise, miroitant mon reflet dans le noir du pupitre vernis, poussant délicatement le tabouret vers moi. J'étais désormais assise, face aux touches monochromes. Jamais je n'avais vu si bel instrument. Hésitante, je disposais mes doigts sur le clavier, puis emplis mes poumons d'air en une lente et langoureuse inspiration. Je fis raisonner la première note et rapidement, je n'étais plus maîtresse de mes mains qui se déplaçaient au rythme de la mélodie sans que je ne puisse le commander. Mon cœur semblait s'être envolé. Plus que jamais, j'avais la sensation d'être en vie. C'est drôle à quel point un rien peut devenir un tellement en quelques secondes.

- ADELHEID ?! Gronda soudainement une voix venant me décrocher de mon idylle.

Je me redressais brusquement, fermant le couvercle en un coup hâtif. En face de moi, Monsieur Francis s'approchait à pas de géant. Il continua :

- Qu'est ce que c'est que ça ?! On n'engage pas les domestiques pour jouer de la musique !

Il me saisit par les cheveux, provoquant une douleur intense.

- Tu m'expliques ?! Braillait-il tout me secouant de part et d'autre, tu m'expliques ?!

Les yeux fermés, je sentis l'impact de sa main sur mon visage. Haletante, je tentais de reprendre ma respiration et de contrôler mes pleurs.

- Francis ?! S'exclama une voix féminine derrière nous.

Les yeux de mon bourreau se décomposèrent, il me lâcha sans ne plus m'accorder la moindre attention, puis s'arma de son habituel sourire. Je fis un quart de tour. Ma salvatrice n'était nulle autre que Mademoiselle Ambre.

- Oh ma chère cousine, dit-il sans même que sa voix ne tremble, voyez vous cette petite sotte s'est permise de jouer du piano pendant son travail. Comprenez qu'il était de mon devoir de la réprimander.

Il se rapprochait dangereusement de la jeune fille qui ne bronchait pas, il était à quelques centimètres seulement d'elle quand il ajouta :

- Vous comprenez ça ? N'est ce pas ?

Voyant qu'elle ne répondait rien. Il m'adressa un regard dédaigneux.

- Vous avez de la chance Adelheid, que je ne vous y reprenne plus !

Je repris mes affaires que j'avais laissé sur le côté de la pièce, puis me dirigeais vers la sortie, refermant la porte de derrière moi. Je venais d'enfreindre une règle, mais sans savoir pourquoi, j'étais inquiète pour ma maîtresse. Non, observer le reste de la scène par le trou de la serrure était bien loin d'être de l'ordre du raisonnable.

- Vous n'êtes plus souffrante, Ambre ? Nous nous sommes inquiétés pour vous, mais notre inquiétude n'a pas l'air de vous atteindre.

Il marqua un silence puisqu'évidemment, comme toujours elle ne répondait rien.

- Je dois vous dire, je ne supporte cette manière que vous avez de regarder les gens fixement comme ça, sans rien dire. J'en ai des frissons de dégoût.

La demoiselle s'apprêtait à tourner les talons, quand il saisit son bras avec force, approchant de plus en plus son visage du sien.

- Je vous préviens tout de suite, j'ai en abomination les petites garces comme vous qui se permettent de ne pas respecter la tradition. Vous devez le respect aux hommes de cette famille.

L'œil de Mademoiselle Ambre était empli de colère. Mais elle restait fidèle à elle-même provoquant une colère de plus en plus forte chez son cousin.

- MAIS RÉPONDEZ QUELQUE CHOSE ENFIN !

La scène était surréaliste. Désormais, ce n'était plus moi la receveuse des coups de l'homme. Il l'agrippa par le cou, puis leva la main sur la malheureuse. Je devais désormais utiliser mes mains pour m'empêcher d'hurler d'effroi. Comment osait-il s'en prendre à elle ? Mademoiselle Ambre n'eut aucune réaction, ni larmes, ni cris, rien que son regard, digne, plongé dans celui de la brute.

Monsieur Francis finit par la lâcher, s'approchant redoutablement de la sortie. Mais j'étais figée, incapable de saisir comment une telle situation avait pu se produire, le tout par ma faute. La poignée trembla, la porte seule me séparait de lui. Je pris mes affaires puis fis deux pas en arrière avant de l'entendre aligner ses derniers mots :

- Ambre j'ai bien l'intention de vous épouser, et je vous préviens d'ores et déjà que je ne tolèrerai pas une telle conduite.

La porte s'ouvrit face à mon pauvre corps éreinté. C'est à peine s'il m'adressa un regard de mépris, dépoussiérant sa veste, il continua sa marche, puis disparu dans le labyrinthe des couloirs de la demeure.

Le cœur battant, je braquais mon regard vers la jeune fille. Effondrée sur le sol, inerte.

L'absenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant