Chapitre VII (partie 1): Ce que font les âmes enneigés

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Henry


Il était minuit passé, et pour la première fois de l'année, il neigeait sur la ville. J'étais dehors à déambuler de rues en rues, sautillant de pavés en pavés. Il faisait froid, mais pas assez pour rentrer. J'aurais aimé dormir dans la neige fraîche, la laisser recouvrir mon corps, mais ce n'était pas chose raisonnable.

J'adorais l'hiver, depuis toujours, mais c'était loin d'être la saison la plus adéquate pour découcher. Seulement, la chute des premiers flocons était bien un évènement que je ne peux pas me permettre de rater. Je demeurais, fier, dans le froid, les mains figées, le nez de glace, heureux. Je pouvais, remplir en entier mes poumons d'air frais, puis tout recracher. Des quintes de toux me prenaient, je me retrouvais sur le sol, incapable de m'arrêter de tousser. Puis je me relevais, courrais à toutes jambes, laissant à chaque pas des crevasses témoignant de mon passage. Je me sentais en vie.

J'aurais aimé pouvoir vous dire que je me suis retrouvé en dessous de la fenêtre de sa chambre, au seuil de l'entrée de chez les Leward par hasard. Mais évidemment, je doute que ce fut le cas. La lumière était encore allumée malgré l'heure avancée de la nuit. Comme à chaque fois d'ailleurs.

J'avais deviné depuis longtemps où se trouvait sa chambre. La fenêtre toujours ouverte, les rideaux dansant au gré du vent et sa silhouette fine qui se dessinait par transparence quand la nuit était sombre.

De mes mains nues, je saisis un peu de la poudreuse alentour, formant entre mes doigts une sphère parfaite, sans même faire attention à la sensation de brûlure qui parcourait mes mains. Je lançais ma création vers la lumière incandescente, le cœur battant mais rien n'advint. Je retentais ma chance, l'espoir agrippé au ventre, mais toujours rien.

Ce n'est qu'au bout d'une dizaine d'essais que je vis, pour mon plus grand bonheur la flamme s'exciter, puis éclipsant le rideau, un visage familier s'avança vers l'extérieur, se frayant une place parmi les flocons.

Comme elle était belle, à peine éclairée par une bougie, en cette première nuit d'hiver. Je lui fis un signe de la main, ce qui la fit légèrement sursauter.

-    AMBRE !!! Hurlais-je comme un fou dans le calme étouffant qu'avait créé la neige.

Elle mit son index devant ses lèvres pour me faire taire, puis elle ferma la fenêtre et la chaleureuse flamme qu'elle tenait dans la main sembla s'éloigner vers l'intérieur. Je cru qu'elle avait été effrayée par mon apparition nocturne. Et après quelques minutes passées les bras ballants, abattu dans le froid je m'apprêtais à passer mon chemin quand j'entendis une lourde porte s'ouvrir derrière moi. C'était elle, dans une longue chemise de nuit en mousseline, un léger châle en laine sur les épaules, un chandelier à la main, les cheveux au vent.

J'aimais ce côté rebelle qu'elle avait, pas toutes les filles n'avaient le toupet de suivre un garçon en pleine rue, ou pire, de lui ouvrir la porte en pleine nuit. Cette fille là avait du cran.

Je couru vers elle, à deux doigts de la prendre dans les bras, mais mon instinct de parfait gentleman me rattrapa aussitôt et je n'en fis rien. Au lieu de cela, je m'arrêtais juste en face d'elle, si proche que sa présence me sembla surréaliste. Ses yeux me demandaient « Henry, que diable faites-vous là ? », mais sa bouche demeurait close. Quelque chose sur son visage était changé, mais je ne parvenais pas à saisir quoi.

-    Ce sont les premiers flocons, on ne pouvait pas rater ça n'est-ce pas ?

Elle esquissa un sourire puis s'assit sur les marches de pierres gelées, déposa son chandelier à ses côtés. Je fis de même, avec cet étrange sentiment de « déjà-vu » qui me parcourrait. Le froid ambiant ne semblait même pas l'atteindre. Après un instant à admirer cette étrange pluie de paillettes elle me questionna, sans même que je n'en sois surpris :

-    Pourquoi n'êtes-vous pas chez vous à l'heure qu'il est ?

Je ne répondis rien dans un premier temps et alors qu'elle semblait s'en contenter je murmurais :

-    Je ne suis pas comme eux et ça ne leur plait pas.

Elle me prit la main, je cru rêver. Et peut-être que ce fut le cas ; mais elle me prit la main ! Une décharge électrique me transperça le corps. Je pouvais sentir la douceur de sa peau, ses phalanges parfaitement sculptées, je pouvais même sentir jusqu'au battement régulier de son pouls.

Ce contact déclencha en moi quelque chose que je ne connaissais même pas, que je ne soupçonnais même pas ; des larmes. Des larmes coulaient en silence le long de mes joues. Et malgré le calme ma douleur s'agrandissait et je me retrouvais, recroquevillé contre moi-même à serrer la main de cette fille dont je ne connaissais rien et qui avait le don de faire ressortir ce que je semblais avoir enfouis en moi.

-    Ils n'aiment pas ça, continuais-je à bout de souffle, je veux dire, que je sois toujours trop, ou pas assez, trop colérique, trop joyeux, trop excité, trop excessif, pas assez courtois, pas assez intelligent, pas assez vaillant, pas assez présentable. Ça aurait été tellement plus simple si je n'avais pas été tellement moi, j'aurais pu être le fils parfait, poli, courtois. Mais je ressens la vie trop vite, trop fort. Ça s'emballe dans ma poitrine, tout le temps. Ma vision se floute, tout mon corps tremble. J'éclate de rire ou je renverse des étagères. Mais tu sais par ici, on n'accepte pas les gens comme moi, on voudrait que je change, que je sois comme eux. Qui voudrait être comme eux ? Tu m'as dit une fois que l'air était plus respirable ici, mais dis-moi comment tu fais pour respirer ? Parce que moi je n'y arrive pas en restant à ma place, et j'ai envie de fuir, tout le temps, de m'échapper de la réalité.

Mon souffle se disperse et mes larmes se figent au contact de mes mains. Je croyais être incapable de voir. Mais en tournant la tête, c'est bien la vision horrifique de son corps, légèrement éclairé par les flammes, étendu dans la neige. Je me cru mourir sur place. Heureusement, si mon esprit semblait s'être évaporé, ma chair demeurait limpide et je saisis la jeune fille dans mes bras, sentant sa fièvre contre mon épaule. Et je me retrouvais, à toquer de toutes mes forces à la porte des Leward, en pleine nuit, la gorge noyée par les pleurs, hurlant de toutes mes forces, alors que c'était moi qui l'avais poussée à sortir par ce temps.

Après quelques minutes à frapper désespérément contre l'épais bois qui me séparait de l'intérieur, le majordome m'ouvrit, interloqué, derrière lui toute la famille Leward indignée, choquée. Sans y porter attention je criais :

-    Elle va mourir, elle va mourir.

Je ne discernais plus, ni les formes, ni les visages. Il n'y avait que son corps chaud, bien trop léger, inanimé dans mes bras. Je suis incapable de vous dire ce qu'il s'est passé ensuite. Certains détails demeurent ; Ambre s'éloignant de moi, dans le vacarme.

Mais elle a ouvert les yeux, je suis sûr qu'elle a ouvert les yeux. Et ils étaient deux. Ce sont les seules images qu'il me reste. Les seules images qui se sont accrochées à mon esprit. Et cette peur, que j'ai ressentis, d'abord dans mon ventre, et puis partout.

Ce qui m'a fait le plus de mal, c'est de ne rien avoir vu, que ma douleur, jamais celle des autres.

L'absenteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant