Chapitre 20 : Les terres gelées

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Le dîner en compagnie du roi se déroula dans la bonne humeur, comme il s'y attendait. Le monarque s'employa à leur montrer à la fois sa générosité et la puissance de son royaume en faisant servir des mets hors de prix. Des musiciens et un bouffon s'employèrent à les distraire durant le repas mais ce n'était pas une tâche aisée car le souverain se montra particulièrement intéressé par Alaman.
- Vous semblez être de notre pays si je ne m'abuse, dit-il en guise de préambule.
- Je viens effectivement du nord, répondit Alaman en se servant une troisième cuisse de poulet enrobée de miel.
- Je l'ai su tout de suite. Ces cheveux flamboyants sont typiques des tribus des terres gelées. De laquelle êtes-vous exactement ?
Alaman haussa un sourcil tandis que son appétit l'abandonnait subitement. Le souverain de Notterey ignorait-il vraiment ce que signifiait ces marques sur ses joues ?
- Du clan des Valseryes.
Le monarque hocha pensivement sa grosse tête et dit :
- La tribu la plus au nord, c'est bien cela ? Nous n'avons aucun commerce avec elle. Je me demande comment ils arrivent à survivre si près de la mer de glace.
- Vous ignorez leur mode de vie ? s'étonna Alaman.
- Je ne m'intéresse pas à grand-chose en dehors du commerce, expliqua le roi. Ces gens ont refusé la protection de Notterey il y a bien longtemps et se considèrent comme libres de gouverner à leur manière. Qu'ils le restent tant qu'ils ne remontent pas vers le sud.
Voilà donc pourquoi le régent du royaume du nord en savait si peu : parce qu'il n'avait pas envie de se renseigner là-dessus. Pour lui son royaume se limitait à Ronto et aux villages environnants. A ses yeux, les terres gelées ne représentaient aucun intérêt économique, contrairement aux mines dans la montagne. Plus le jeune homme cernait le personnage et moins il le trouvait sympathique.
Il s'efforça néanmoins de faire bonne figure et de répondre aux questions jusqu'à ce que le dîner s'achève. Il donna ensuite la permission à Firenza et Brazidas de faire une bonne sieste. Cette nuit ils voleraient vers l'extrême nord du continent et les vents froids ne seraient pas tendres avec les dragons. Leur affinité avec le feu leur permettrait d'affronter les températures glaciales mais pas les rafales, qui les feraient ralentir. Alaman en profita lui aussi pour se reposer.
Les jours à venir seraient éprouvants pour tout le monde et il faudrait rester sur le qui-vive. Ils ne pourraient pas bénéficier d'une chambre avec une cheminée et un lit moelleux dans les terres gelées ! Il savoura ce petit confort et s'en imprégna jusqu'à la dernière minute, jusqu'à l'heure du départ. En se levant, il troqua son uniforme de la garde contre un tenue plus adaptée au froid polaire mais aussi plus discrète.
Il remercia chaleureusement le roi pour son hospitalité et promit d'en parler au roi d'Alembras. Il tourna le dos au château, suivi par Lisbeth, Brazidas et Firenza. Le temps qu'ils regagnent l'extérieur de la cité, la nuit était déjà là. Elle tombait rapidement dans le nord et ce n'était pas près de s'arranger. Une fois les dragons transformés, les selles installées et le matériel solidement arrimé, ils se mirent en route.
La nuit, le vent du nord était encore plus cruel et mordait la peau. Alaman se félicita d'avoir enduit son visage de crème grasse et épaisse qui rendait la morsure moins cruelle. Il s'était bien gardé de partager l'astuce avec Lisbeth qu'il entendait presque claquer des dents derrière lui. Firenza et Brazidas planaient dans le ciel sans que le froid ait d'emprise sur eux. Sous ses gants Alaman percevait la douce chaleur qui émanait de sa jumelle. Cette tiédeur l'apaisait et il ne tarda pas à s'endormir. L'éclat cru du soleil et la voix énervée de Lisbeth le tirèrent du doux monde des songes.
- Toujours en train de dormir celui-là ! grondait la princesse. Quel paresseux !
Il ouvrit un œil pour le refermer en grommelant. La neige tout autour d'eux brillait d'un blanc aveuglant. Il bailla et s'étira, énervant d'avantage Lisbeth. Il perçut l'amusement de Firenza et exagéra ses gestes pour continuer à la distraire, tandis que la princesse semblait sur le point de l'empaler avec son épée. A défaut d'avoir bon caractère, elle était parfois divertissante !
Il descendit du dos de sa jumelle, la débarrassa de son attirail et la laissa aller se coucher. Quand elle s'allongea dans la neige, un léger nuage de vapeur se forma autour d'elle tandis que le tapis floconneux fondait à toute vitesse avec un «pcchhh». Alaman tira un épais sac de  couchage de son sac de voyage. L'intérieur était en peau de phoque et l'extérieur imperméabilisé pour empêcher l'humidité des'infiltrer. Il le lança à Lisbeth qui l'attrapa avec une grimace de dégoût.
- Je ne vais quand même pas dormir dans cette chose ? s'offusqua t-elle.
Si elle désirait s'enrouler dans les fines couvertures ou les capes de voyage qu'ils utilisaient habituellement et mourir transformée en glaçon, libre à elle ! Ce n'est pas lui qui allait l'en empêcher. Il dégagea la neige du sol jusqu'à atteindre la terre gelée et tira du bois sec d'un sac, qu'il alluma tant bien que mal. Il concocta une soupe avec les racines et des dés de viande. Il ajouta des herbes en abondance pour donner du goût du bouillon, à défaut d'une consistance. Lisbeth vint se planter face à lui, refusant de dormir comme à son habitude.
- Où est le campement de la tribu la plus proche ? demanda t-elle.
- Bonne question,se força de répondre le rouquin. Tout dépend à qui appartient le territoire où nous nous trouvons.
- Quoi, tu le ne sais pas ? s'énerva t-elle.
- Bien sûr que non. Les frontières changent en permanence. Mais je suis presque certain que nous sommes sur celui des Kerks.
- Alors nous avons de la chance : se sont les plus gentils.
Il retint un rire sarcastique.
- Les plus gentils ? Ce n'est pas parce qu'ils font du commerce et ne se mêlent pas des conflits des autres qu'ils sont gentils. Leur clan compte plus de membres que tous les autres réunis et ils ont l'appui de la capitale. Si un jour ils décidaient de prendre part aux guerres, les autres clans seraient éradiqués en moins d'un an.
Il retourna à la préparation de sa soupe. La princesse s'installa face au feu et son regard se perdit dans les flammes. Il se demanda brièvement à quoi elle songeait avant de se dire que ça n'avait pas d'importance et qu'il avait mieux à faire que de se soucier des états d'âme de cette peste. Il posa un couvercle sur la nourriture sans la retirer du feu et Lisbeth l'interrogea :
- Comment allons-nous trouver les Kerks ? Nous ne pouvons pas gaspiller nos forces en marchant au hasard.
- C'est eux qui nous trouverons. Je suis même certain qu'ils ne vont pas tarder.
- Quoi ?! Mais ils vont voir les dragons !
- Non. Les Kerks n'approchent pas les étrangers le jour. Ils viennent toujours à la faveur de la nuit, pour les surprendre.
- On dirait que tu les connais bien, remarqua la princesse.
- J'ai vécu à leur côté quelques temps.
- Quand ? demanda t-elle avec un intérêt sincère.
Cette question formulée sans animosité étonna le rouquin autant qu'elle le troubla. Il n'aimait pas parler du passé et surtout pas de son enfance. Tout ceci était derrière lui. Au long de sa vie il avait toujours cherché à respecter deux règles : ne pas regarder derrière lui, ne pas avoir de regrets. Comme le jour où il s''était enfui pour échapper à son clan.
- Il y a longtemps, grommela t-il en sortant leurs gourdes de son sac pour les poser non loin du feu afin que l'eau à l'intérieur ne gèle pas.
Il déclara ensuite pour s'éloigner d'elle et éviter un interrogatoire gênant :
- Je vais faire le tour du campement pour m'assurer que tout va bien.
- Mais tu viens de me dire qu'ils n'arriveraient que la n...
- J'y vais, dit-il en partant précipitamment.
Il soupira en s'éloignant enfin d'elle. Quelle sangsue ! Finalement il préférait quand elle était agressive et détestable, c'était bien plus facile pour lui tourner le dos ! Il marcha en s'enfonça dans la neige. Il détestait cette étendue blanche et glacée qui s'étalait à perte de vue. Il la haïssait depuis qu'elle avait manqué de lui voler la vie, des années plus tôt. Marcher dans cette couche de neige épaisse de plusieurs centimètres fatiguait rapidement les muscles et sapait les forces.
A l'époque il n'était qu'un petit garçon effrayé et perdu, sans eau ni nourriture. Il s'était effondré après des jours de marche, gelé et aux portes de la mort. La neige l'avait recouvert et des flocons s'étaient déposés sur son visage comme pour l'ensevelir. Il était si affaibli qu'il n'avait pas ressenti leur toucher glacial. C'était même doux, agréable. Il se souvenait juste qu'il avait eu envie de dormir et qu'il s'était senti partir très lentement. Sans les Kerks, il ne serait plus de ce monde.
Des chasseurs l'avaient trouvé et rapporté dans leur campement. Il était resté là-bas le temps de se rétablir, avant de se lier d'amitié avec des marchands et de partir en leur compagnie. Il frissonna en repensant à cette période de sa vie. Il avait eu de la chance, beaucoup de chance. Aujourd'hui il vivait en menant une existence honnête et libre. Jamais il ne l'aurait cru étant petit. Il s'était défait de ses chaînes et cette maudite mission le précipitait dedans une seconde fois. Il eu soudain besoin de la présence réconfortante de sa sœur et regagna le campement, tournant le dos à la neige qui s'étalait à l'infini. Il attendit que le soir vienne, blottit contre le gigantesque corps écailleux et rassurant de sa jumelle.
Il réveilla les dragons quand le soleil commença à décroître et monta rapidement une tente avec l'aide de Lisbeth pour qu'ils se changent dedans une fois redevenus humains. Il servit ensuite son bouillon à leur petit groupe. Firenza et Brazidas en demandèrent encore deux fois et ils'occupa de remplir leur bol à ras bord sans protester contre le fait qu'ils engloutissent autant de nourriture. Voler leur demandait une sacré dose d'énergie et ils avaient besoin de faire le plein une fois à terre.
Comme le rouquin l'avait prévu, les Kerks arrivèrent avec la nuit. Il les attendit approcher à cause du léger crissement de la neige autour d'eux et du sourire en coin des deux dragons qui avait l'ouïe et la vision plus fines que n'importe quel humain, surtout la nuit. Ils firent comme si de rien n'était et continuèrent à manger en silence.
Alaman sourit quand le meneur des Kerks s'avança dans la lumière de leur feu du camp, accompagné par un loup. Lisbeth pâlit en avisant l'animal mais le rouquin ne cilla pas. Ici les Hommes dressaient les loups pour qu'ils chassent ensemble, bipèdes et quadrupèdes régnaient côte à côté pour tenir tête au climat du nord. Les cheveux noirs de l'homme avait grisonné depuis le temps mais il conservait sa vivacité et sa carrure massive.
- Bonsoir Irven, le salua Alaman. Ça faisait longtemps.
Les yeux noirs de l'homme s'écarquillèrent et il s'écria :
- Alaman ?!
- En chair et en os, approuva le jeune homme en se levant.
- Par tous les dragons primordiaux, petite canaille ! Tu ne donnes pas signe de vie depuis des années puis tu débarques un soir sur nos terres avec des étrangers ? Qu'est-ce que tu manigances encore ?
- Je suis en mission : il faut que je transmette un message important à toutes les tribus des terres gelées. Dont la tienne.
- Ainsi donc tu as réussi à trouver un travail honnête. C'est bien, rusé renard.
Irven leva le poing en l'air et dix hommes sortirent de l'ombre, chacun accompagné d'un loup. Ils portaient d'épais vêtements en peau de bête. Certains tenaient des arcs et d'autres des poignards mais ils les baissèrent au sol, détendus par l'attitude tranquille de leur meneur. Alaman salua ceux qu'ils reconnaissaient avec un sourire nostalgique.
- Suivez-nous, ordonna Irven.
Alaman se leva et étouffa le feu en l'éteignant avec de la neige. Il vérifia du coin de l'œil que l'équipement trop lourd pour être déplacé était bien caché derrière les arbres et sous un monticule de neige puis passa le sac de vivres sur son dos. Il emboîta le pas au meneur des Kerks sans l'ombre d'une hésitation.
- Alors, qu'est-ce que tu viens faire dans le nord Alaman ? La dernière fois que je t'ai vu tu étais très heureux de laisser cette terre de misère derrière toi.
- Pas faux. Mais, comme je te l'ai dit, on m'a confié une tâche importante. Pour l'accomplir, j'ai du remettre les pieds ici. Ça ne me fait pas plaisir mais c'est nécessaire. Je t'en dirais plus au camp, devant toute la tribu.
- Et ceux qui sont avec toi ? Des amis ? La petite hanganaise est pas mal. Et les deux rouquins à la peau foncée, ils sont frères et sœurs ? D'où ils viennent ? Talenza ?
- Oui, près du désert, mentit Alaman. Quant à la hanganaise s'est une véritable teigne, évite de te frotter à elle.
Irven ricana et lança :
- Je suis trop vieux et ma femme est la seule personne dont j'ai besoin. En revanche les jeunes qui viennent juste de recevoir leur titre de chasseur seront très intéressés. Tu devrais garder un œil sur elle.
Alaman imagina Lisbeth entourée d'hommes qui insisteraient lourdement pour passer la soirée avec elle. Si l'image le fit sourire une seconde, son amusement s'envola vite quand la princesse fut remplacée par sa propre personne et que les hommes se transformèrent en femmes rousses ou blondes de son clan. Non, ça n'avait rien de drôle réflexion faite.
- Reçu. J'espère juste ne pas avoir à me battre.
- Depuis quand ça te gêne ? demanda Irven. C'est ainsi que ça fonctionne dans le nord. Si tu veux défendre quelque chose, ne te cache pas derrière la loi mais utilise tes poings. Ne me dis pas que tu t'es ramolli au contact des gens du sud ?
- Bien au contraire, lui assura Alaman. Et vous, ça va depuis le temps ?
- Le clan est prospère. Nos échanges avec Ronto n'ont jamais été aussi bons et les clans marchandent de plus en plus avec nous pour obtenir des armes performantes et mieux s'éradiquer. Tous sauf les Valseryes. Elles n'ont pas besoin de nous pour éliminer leurs adversaires.
- Elles sont toujours aussi féroces ?
- Des démons. Plus personne n'ose mettre le pied sur leurs terres, expliqua Irven. Les derniers hommes qui s'y sont risqués ne sont pas revenus.
- Morts ou esclaves, déduisit Alaman sans manifester la moindre émotion.
- Morts ou esclaves, confirma Irven avec autant d'insensibilité.

Chevalier dragon, Tome 2 : Aux confins du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant