Chapitre 29 : Les Lankis

394 55 2
                                    

Son frère le réveilla en fin de journée. C'était la première fois depuis leur départ du château des gardes qu'il dormait autant. Lysange lui offrit à manger, ce qu'il accepta avec grand plaisir. Ce n'était décidément pas la cuisine de leur ami tatoué mais cela restait comestible. Comme Gébald se plaignait d'avoir encore faim mais qu'Aymeric insistait pour rationner la nourriture, Zacharie avisa une grappe de dattes entre les feuilles vertes d'un palmier.
Il retira ses bottes et entreprit de grimper sous le regard à la fois impressionné et interrogateur de ses compagnons. Il atteignit le sommet du palmier avec facilité. Il maîtrisait cet exercice depuis ces cinq ans. Il décrocha les fruits sans se soucier des oscillations de l'arbre sous son poids. Depuis les hauteurs, le désert s'étendait dans toutes les directions à perte de vue comme s'il n'existait que lui. Il formait un contraste de couleur saisissant avec le ciel bleu et sans nuage. Zacharie redescendit souplement et dit en tendant les dattes à son frère :
- Goûte, c'est délicieux.
Gébald prit un air gourmand et ne cacha pas son ravissement.
- Hum ! fit-il en dégustant un des fruits qu'il croqua avec le noyau dans sa gigantesque gueule. C'est petit mais bon !
Il en distribua aux autres, qui approuvèrent avec plus au moins de conviction. Zacharie s'amusa de leurs réactions dont la plus énigmatique demeura celle d'Aymeric. Il croqua dans la datte, mastiqua longuement sa bouchée sans manifester d'émotion, détailla le fruit sous toutes les coutures et finalement avala le reste d'une traite en ne recrachant que le noyau. Lysange le grignota du bout des dents, Ourania l'engloutit sans prendre le temps de le mâcher et Hydronoé retira précautionneusement le noyau, ce qui n'était pas une tâche facile avec ses gigantesques griffes, puis dégusta la chair.
Zacharie lui en mangea quelques une qui firent remonter des souvenirs en lui. A l'époque Izîl lui en offrait souvent en guise de dessert car il adorait cela. Le vieil homme dénichait toujours les grappes les plus sucrées qui comportaient le plus de fruits. Il laissait Zacharie les dévorer en s'amusant de sa rapidité pour les manger. Il lui ébouriffait la tête quand le petit garçon le remerciait.
Avant de le rencontrer, Zacharie ignorait ce qu'était la politesse, l'attachement et les usages sociaux. Personne n'avait daigné lui apprendre. Il n'était qu'une ombre maigrichonne qui vivait dans l'obscurité des tentes et évitaient de rencontrer ses semblables. C'est Izîl qui lui avait enseigné la patience, la compassion ou encore l'empathie. Des valeurs que Zacharie conservait précieusement en lui. Elles lui permettaient de mieux comprendre les autres, de se sentir plus proches d'eux.
Sans elles il serait encore un sauvageon au regard fuyant incapable de prononcer le moindre mot. Il sourit en songeant qu'il avait bien changé depuis toutes ces années. Est-ce que Izîl serait fier de lui ? Il l'espérait.
La petite équipe demeura à l'ombre de l'oasis jusqu'à la tombée de la nuit. Rester au sol sans bouger agitait Aymeric qui avait de quoi occuper son esprit en décrivant et dessinant les nombreuses merveilles du désert. Lysange trempait ses pieds dans l'eau où Hydronoé nageait paresseusement et Gébald s'amusait à créer des tornades de sable miniatures avec Ourania.
Zacharie s'installa en tailleur dans le sable et dessina des figures abstraites dans le sable en laissant son esprit vagabonder. Il repassa en revue les événements de ces dernières semaines, depuis leur visite diplomatique au royaume des dragons jusqu'à aujourd'hui. C'est comme si tout s'enchaînait à une vitesse folle sans leur laisser une minute de répit.
Il avait hâte de regagner le château des gardes une fois la mission terminée pour retrouver l'herboristerie et passer de longues heures à préparer des remèdes et étudier les plantes. Il partirait peut-être en cueillir dans les montagnes pour renouveler les stocks, ce qu'il préférait. Marcher en solitaire pour ramasser des végétaux, entouré des bruits de la nature, loin de la civilisation : ça lui faisait un bien fou.
Son besoin de solitude était comblé dans ces moments-là où il était seul avec lui-même. Parfois Gébald l'accompagnait mais le dragon se faisait discret, si bien que Zacharie avait l'impression d'être seul. Il remerciait son frère jumeau de respecter ses envies d'isolement car ce n'était pas dans la nature de Gébald de demeurer en retrait sans dire un mot.
Au contraire, son jumeau adorait raconter des histoires en joignant les gestes à la parole mais il se restreignait pour ne pas qu'on les remarque trop, Zacharie et lui. Son frère d'âme avait toujours fait de grands sacrifices en s'éloignant des autres pour demeurer auprès de Zacharie et en se forçant au calme alors qu'il était de nature joviale et extravertie.
Zacharie se sentait honteux qu'il se contraigne à agir ainsi alors qu'il n'en valait pas la peine. Il avait souvent expliqué à son jumeau de ne pas se sentir obligé de rester avec lui, qu'il pouvait se mêler à la foule et s'amuser. Mais Gébald était têtu et préférait ne pas l'abandonner dans un coin. Pourtant Zacharie ne lui en aurait pas voulu. C'était naturel d'aller vers les autres et de chercher le contact. Sauf pour lui. Le reste de l'humanité se portait mieux sans lui, il l'avait appris à ses dépends quand il était petit.
Il ne faisait confiance qu'à ses compagnons qui ne l'avait jamais trahi au cours de leurs nombreuses années ensemble. Il donnerait sa vie pour eux sans une once d'hésitation car ils valaient la peine qu'il sacrifie tout pour eux. Il ne supporterait pas de perdre un de ses amis.
Il était resté calme lors de la «mort» d'Aymeric uniquement car il savait que ce dernier reviendrait à la vie sans aucune séquelle mais aussi pour soutenir le reste du groupe, complètement perdu et choqué face à la mort de leur meneur. Le revoir en pleine forme avait été un véritable soulagement.
- On joue à un jeu ? demanda Ourania, lasse de faire virevolter le sable.
- Quel jeu ? l'interrogea Gébald avec intérêt.
Pour toute réponse, la dragonne balaya le sable de sa queue pour l'envoyer sur son frère de terre. Gébald reçut la vague de grains dorés en pleine tête et demeura stupéfait avant qu'un sourire malicieux ne découvre ses crocs.
Zacharie ne put s'empêcher de sourire à son tour. Il aimait voir son frère dévoiler qui il était vraiment. Gébald se releva, s'ébroua et projeta une gerbe de sable sur Ourania. Cette dernière esquiva d'un bon léger en émettant un rugissement moqueur.
- Tu peux faire mieux !
Le dragon de terre la prit au mot et plongea ses griffes dans le sable en plissant les yeux sous l'effet de la concentration. La matière sous ses pattes se mit à onduler comme si des serpents se frayaient un chemin sous la surface. Ces derniers fondirent sur la dragonne d'air en tentant d'emprisonner ses pattes. Ourania battit des ailes et un puissant souffle de vent brisa la création de Gébald. Alors qu'il préparait un autre assaut, il se retrouva trempé de la tête aux pieds, heurté par une masse liquide en provenance de l'oasis.
- Moi aussi je veux participer ! intervint Hydronoé, taquin.
Les trois dragons entamèrent une chamaillerie typique de leur espèce en s'attaquant à l'aide des éléments sans pour autant de blesser. Lysange se réfugia prudemment derrière un palmier et Aymeric évita les attaques perdues le dos tourné. Malheureusement Zacharie n'était ni Lysange, ni Aymeric et, perdu dans ses pensées, il ne vit pas la boule de sable se diriger vers lui, déviée par Ourania.
- Attention ! cria Gébald.
Trop tard. La sphère s'écrasa contre le jeune homme qui se retrouva projeté au sol et enseveli sous un épais tas de sable. Son jumeau se précipita vers lui et gratta délicatement le sable de ses griffes pour le dégager.
- Je suis désolé Zach ! Je ne pensais pas que...
- Ce n'est rien, l'interrompit son frère avec un sourire apaisant. Tu ne l'as pas fait exprès, vous ne faisiez que jouer.
- Tu ne t'es pas fait mal ?
- Non, j'ai juste du sable partout !
Zacharie rassura Gébald avec un regard rieur et passant une main dans ses cheveux noirs pour en déloger les grains dorés en les agitant. Gébald hésita à retourner avec Ourania et Hydronoé, qui avaient repris leur jeu en constatant que Zacharie n'était pas blessé.
- Retourne avec eux, l'encouragea le jeune homme.
- Non, je crois qu'il est préférable que je me repose.
Zacharie vit que c'était un mensonge et que son jumeau mourait d'envie de s'amuser. Encore une fois, il préférait se mettre de côté pour le bien-être de Zacharie. Mais cette fois le jeune homme originaire du désert ne l'entendait pas de cette oreille.
- Si tu as envie de t'amuser, fais-le. Ce n'était rien, je te l'ai dit. Va avec Ourania et Hydronoé.
- Mais tu es tout seul...
- Lysange et Aymeric sont aussi chacun de leur côté et ils vont très bien. Cesse de t'inquiéter pour moi, dit gentiment Zacharie.
Gébald hésita puis se détourna avec un regard d'excuse pour attaquer Hydronoé en lui sautant sur le dos, surprenant le dragon d'eau. Zacharie soupira de soulagement, heureux que son jumeau se détache de lui. Au fil des missions, Gébald accepterait peut-être de le laisser seul de plus en plus souvent.
Il s'installa à l'ombre et retira ses bottes, son manteau et sa fine tunique pour ôter tout le sable. Il s'isola derrière une dune un peu haute pour enlever le bas et ne pas choquer Lysange. Il devait bien avoir trois kilos de sable dans ses vêtements ! Gébald ne l'avait pas loupé ! Il retourna auprès de ses amis en se montrant plus prudent.
Les dragons cessèrent de s'amuser deux heures avant la tombée de la nuit pour faire une sieste et se préparer à voler. Zacharie, Lysange et Aymeric rangèrent les affaires et réveillèrent leurs jumeaux avec l'arrivée du soir. Ils volèrent une soirée entière sans détecter le moindre signe de vie. Ils demeuraient assez près du sol pour Lysange et son vertige mais Aymeric n'aimait pas se déplacer à si basse altitude. Ils étaient trop facilement repérables. En arrivant à la hauteur du second osais du désert, Hydronoé s'écria :
- Il y a des gens !
- Posons-nous, ordonna Aymeric. Nous allons vous laisser vous transformer à l'abri des dunes puis nous irons à la rencontre de cette tribu.
Le groupe approuva et ils atterrirent derrière une haute dune, assez loin de l'oasis pour qu'on ne puisse pas voir les dragons descendre du ciel. Ces derniers adoptèrent leur forme humaine. Leurs yeux luisaient d'une légère lueur ambrée à la lumière de soleil mais en dehors de cela ils étaient aussi humain que n'importe qui.
Ils escaladèrent les collines dorés qui s'éclaircissaient doucement sous la lumière grandissante du soleil levant. Zacharie appréciait la sensation du sable s'enfonçant sous ses pieds avec un bruissement feutré.
Il fit attention à ne pas marcher sur un scorpion ou un serpent et prévint ses amis à ce sujet pour qu'ils soient vigilants. Un accident était vite arrivé et même si le jeune homme possédait quelques antidotes sur lui, il était bien incapable de guérir certains poisons.
Ils marchèrent deux bonnes heures avant d'apercevoir l'oasis. Il était plus imposant que le premier, c'était celui qui accueillait la réunion des trois tribus chaque année. Le revoir provoqua de la nostalgie en Zacharie. Ce coin de verdure et de vie au milieu de ce lieu stérile avait quelque chose de déplacé mais de si beau. C'était la preuve que la nature parvenait à se développer au sein de contrées sèches et vides.
Le jeune homme avisa les tentes colorées qui s'élevaient autour du point d'eau. C'était sans aucun doute la signature des Lankis, une tribu paisible et gardienne de la mémoire du désert. Les Lankis connaissaient toutes les légendes et les mythes concernant les premières dunes à l'entrée du désert jusqu'aux confins des terres brûlées. Ils étaient aussi des maîtres dans l'art de la danse et de la musique.
Certains d'entre eux n'hésitaient pas à quitter le désert pour se produire dans des villages de Talenza et obtenir des revenus confortables qu'ils ramenaient ensuite à leur famille. Ils étaient grassement payés en nourriture, métaux, tissus ou bois précieux plutôt qu'en argent qui était peu utile dans le désert.
Zacharie se remémora l'un de leurs chants qu'il l'avait marqué dans sa jeunesse. Le rythme était lent et les paroles dans la langue du désert évoquait une prière pour Bouklipon, le dieu primordial qui protégeait les Hommes des catastrophes et menait les morts vers leur dernier séjour. Le jeune homme la fredonna tout bas. Gébald avança à sa hauteur et demanda :
- Qu'est-ce que tu marmonnes ?
- Une vieille chanson.
- De quoi est-ce qu'elle parle ?
- D'une âme morte qui demande à Bouklipon de l'épargner mais le dieu lui explique quel'heure est venue et que tous les êtres vivants sont condamnés à mourir un jour où l'autre pour gagner un lieu où ils seront plus en paix que sur cette terre, expliqua Zacharie.
- Ce n'est pas très gai...
- Oui mais à la fin l'âme accepte de le suivre et ils s'en vont ensemble vers un ailleurs meilleur.
- C'est une chanson d'ici ? l'interrogea Hydronoé qui avait suivi la conversation.
- Tout à fait. Je l'ai entendu de la bouche d'un natif de la tribu vers laquelle nous marchons.
- Les Lankis, devina Aymeric. Les protecteurs de la mémoire du désert.
Zacharie hocha la tête. Encore une fois son ami s'était renseigné avant de partir en mission. Il le reconnaissait bien là.
Quand ils furent à une centaine de mètres de l'oasis, une femme les remarqua et s'approcha d'eux avec un large sourire. Les Lankis étaient toujours bienveillants et les étrangers ne les effrayaient pas, bien au contraire. Ils pensaient que ceux qui venaient d'ailleurs avaient toujours quelque chose à leur apprendre.
- Soyez les bienvenus voyageurs !
Elle les serra dans ses bras à tour de rôle sans une once d'hésitation et sans se départir de son sourire chaleureux. Zacharie l'étreignit avec autant de jovialité qu'elle, content de retrouver l'accueil du désert. La femme d'une trentaine d'année aux yeux bruns clairs de la couleur de sa peau et aux cheveux de jais détailla le jeune homme.
- Vous êtes d'ici mon jeune ami, n'est-ce pas ? demanda t-elle dans la langue du désert.
- J'étais, répondit-il. Mais aujourd'hui je reviens sur ma terre natale car nous avons un message à faire passer aux trois tribus.
Elle lissa sa robe colorée de la main, songeuse à cause du ton grave de Zacharie. D'un signe de la main, elle leur indiqua de lui emboîter le pas et ils obéirent. Les Lankis qu'ils croisèrent les saluèrent avec bonne humeur.
- Les gens d'ici sont très chaleureux, déclara Ourania qui répondait par des signes de la main.
- La convivialité est de mise dans le désert, approuva Zacharie. Ils vivent simplement en profitant de ce que la vie leur offre.
Ils allèrent jusqu'à la plus grande des tentes, celle de l'ancien et de ses proches. Dans le désert le pouvoir ne s'obtenait pas par l'hérédité mais par la vieillesse. Le plus âgé commandait car il détenait la sagesse acquise grâce à ses années de vie sur cette terre.
La femme entra, interrompant les jeux de deux enfants qui s'amusaient avec des pierres peintes et des morceaux de bois en forme d'animaux. Les deux garnements s'agrippèrent à la robe de la femme en criant :
- Maman !
- Allez attendre dehors mes chéris, demanda gentiment leur mère.
Ils sortirent en emportant leurs jouets et Zacharie les regarda s'en aller, attendri. Ces petits vivaient au sein d'un foyer aimant. Il leur souhaita bonne chance pour l'avenir qu'il espérait radieux pour eux. La femme se dirigea vers le fond de la tente où une ouverture donnait sur une autre pièce plus petite. Elle les invita à venir et ils pénétrèrent dans l'antre du doyen des Lankis.
Un vieil homme au visage ridé et aux yeux recouverts d'une voile blanc était assis en tailleur au centre de la pièce, devant des braises. Il portait une longue tunique blanche et ample par-dessus une autre noire, plus près du corps. Sa tête était entourée par un voile épais bleu persan, cachant son crâne et son cou.
- Voici Melwan, mon grand-père et le chef de notre tribu. Grand-père, tu as face à toi six étrangers qui viennent délivrer un message.
Le vieil homme ouvrit sa bouche aux lèvres craquelées et dit :
- Bienvenue à vous étrangers. Que me vaut l'honneur de votre visite dans cette contrée reculée ?
Aymeric salua respectueusement l'ancien et lui raconta la raison de leur venue de manière simple mais efficace, en cherchant à leur faire prendre conscience de l'ampleur du danger. Le vieillard écouta attentivement en hochant du chef de temps à autre. Quant Aymeric eut terminé, il déclara :
- Nous n'avons pas vu de cavaliers passer par ici mais nous serons prudents. Puis-je vous demander une faveur ?
- Tout ce que vous voudrez, dit leur ami demi-dieu.
- Contez-nous votre rencontre avec ces créatures ce soir, autour du feu. Je veux que les miens soient prévenus de votre bouche, pour que vos mots les atteignent autant qu'ils m'ont percuté.
Aymeric accepta, comme il fallait s'y attendre. Leur meneur ne manquait jamais une occasion de se plier aux désirs des dirigeants, pour l'image d'Alembras. Il resta pour discuter avec le vieillard tandis que Zacharie et les autres regagnaient la tente principale.
La petit-fille de Melwan leur servit du thé et le jeune homme retrouva avec délice les saveurs de la boisson du désert. Il en buvait toujours au château des gardes mais la déguster au centre d'une tente, assis en tailleur et dans une petite tasse en bois rendait le breuvage encore plus savoureux. Alors que ses compagnons soufflaient pour le refroidir, il but le sien brûlant. Le liquide lui réchauffa le corps tout autant que la sympathie des Lankis avaient réchauffé son âme.

Chevalier dragon, Tome 2 : Aux confins du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant