Chapitre 30 : Autour du feu

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Il attendait avec impatience la soirée en compagnie des Lankis et Aylana, la petite-fille du doyen, leur proposa des tenues traditionnelles.
- Certaines m'appartiennent et d'autres sont à mon mari. Je vous les prête pour ce soir.
Lysange haussa un sourcil en découvrant le haut bleu ciel brodé d'or qui ne cachait que la poitrine.
- C'est très court...dit-elle en rougissant.
Aylana rit de son embarra et expliqua :
- Il ferra chaud la nuit près du feu et en dansant. De plus peu de tissu permet au corps de mieux se mouvoir. J'ai un petit veston pour aller avec si vous le désirez.
Elle montra à la sylphe un gilet sans manches qui ne descendait pas plus bas que la cage thoracique, de la même couleur que le haut mais qui ne cacherait rien du tout. Lysange l'accepta tout de même.
- Vous pourrez vous changer dans la tente à votre gauche, expliqua t-elle en montrant une autre ouverture dans la tente principale qui donnait sur une pièce annexe. Elle sera à votre disposition durant tout votre séjour. Vous serez peut-être un peu à l'étroit, j'espère que ça ne vous gêne pas trop...
- C'est très généreux à vous de nous offrir un toit, répondit Hydronoé. Nous vous sommes reconnaissants.
L'idée de dormir un peu entassés ne les dérangeait plus depuis longtemps. Zacharie ne comptait plus le nombre de fois où, enfants, ils s'étaient réunis dans la chambre d'un de leurs camarades avec leur couverture pour veiller tard le soir. Ils finissaient par s'endormir sur le sol, pelotonnés les uns contre les autres.
Aylana leur fit visiter le camp en attendant et leur détailla tout. Zacharie, qui connaissait déjà le mode de vie des tribus du désert, écouta d'une oreille distraite. Ils croisèrent beaucoup de Lankis mais aucun n'avait la peau aussi sombre que lui. Même dans son ancienne tribu, chez les Hérances, personne ne possédait la noirceur de son épiderme. Izîl n'avait cessé de lui répéter que c'était parce qu'il était unique et que les dieux l'avait doté de cette teinte si singulière pour le distinguer du commun des mortels.
Zacharie n'avait jamais cru en ses paroles avant de donner naissance à Gébald. Voilà où résidait sa particularité, sa grande destinée : offrir la vie à un être mille fois meilleur que lui alors qu'il n'apportait que la mort sur son passage. D'ailleurs Gébald avait une peau presque aussi foncée que la sienne. En dehors de cet événement qui avait marqué un tournant dans son existence, Zacharie ne s'était jamais senti différent des autres Hommes. Du moins pas dans le bon sens du terme.
Ils achevèrent leur tour du campement par un passage sur les rives turquoises du point d'eau entouré de végétation. Ils se rafraîchirent et Ourania empêcha Hydronoé de faire un plongeon tandis que Gébald ne trempait que la pointe de ses orteils. Zacharie l'imita pendant qu'Aylana et Lysange discutaient fébrilement du mariage selon leur terre d'origine.
- Chez nous il existe un jour particulier pour faire sa demande en mariage. Il s'agit d'une soirée où tous les jeunes gens célibataires se réunissent autour d'un feu de joie. Un homme comme une femme peut faire sa déclaration à l'élu de son cœur. Il suffit qu'il ou elle commence à danser et s'arrête devant l'être aimé pour lui proposer de partager cette danse. Si cette personne accepte alors ils dansent ensemble toute la nuit et sont mariés après un chant symbolique lors du lever du soleil.
- C'est une belle tradition ! Chez les sylphes les choses sont plus simples. Il nous suffit d'une nuit avec notre partenaire pour être considérés comme mari et femme. Nous pensons que l'union spirituelle passe aussi parcelle des corps, lors d'un moment unique où le couple est plus proche que jamais.
- Votre façon de faire est très romantique.
Zacharie pensait exactement comme Aylana. La façon d'aimer des sylphes était simple mais belle et surtout discrète, à l'image de ce peuple.
Quand la nuit tomba, les habitants du campement se rassemblèrent pour préparer et allumer un grand feu. Les chevaliers dragons mirent la main à la pâte et Zacharie se retrouva malgré lui à préparer le repas en compagnie d'un groupe de jeunes femmes, entraîné loin de ses amis par la petite troupe gloussante. Il s'appliqua pour que le tajine soit réussi et dosa notamment les épices qui lui étaient familières car il en utilisait souvent dans ses remèdes. Les jeunes femmes rougissaient souvent en le regardant et ne tardèrent pas à lui poser des questions un tantinet embarrassantes auxquelles il répondit avec un sourire mi-poli mi-amusé.
- Vous cuisinez bien pour un homme.
- Pas vraiment, j'ai simplement quelques rudiments dans la maîtrise de l'assaisonnement, dit-il modestement.
- Vous êtes célibataire ?
- Oui.
- Vous comptez rester ici longtemps ?
- Non, uniquement pour cette nuit puis nous reprendrons la route.
Elles poussèrent un soupir de déception et les questions reprirent de plus belle. Elles amusaient beaucoup Zacharie, même s'il ne parvenait pas à s'en dépêtrer. Il cacha mal son soulagement quand ils laissèrent le plat mijoter et qu'il pu rejoindre ses amis. Les rires des jeunes femmes continuèrent de résonner derrière lui et Gébald s'appuya sur ses épaules en déclarant avec un air malicieux :
- J'en connais un qui a du succès.
- Tu sais très bien quelle est ma situation, répondit Zacharie avec un sourire amer.
- Quel dommage ! Elles ont l'air de bien t'apprécier, insista son jumeau.
- Tu n'as qu'à aller leur parler toi, suggéra le jeune homme.
- Sans façon. J'ai trop peur d'être retrouvé mort d'épuisement dans une tente quelconque demain matin et d'être traumatisé à vie. Des meutes comme celle-ci sont toujours extrêmement dangereuses, plaisanta t-il.
Zacharie éclata de rire. Son frère savait faire de l'humour mieux que personne ! Constatant que ses pitreries amusaient son jumeau, Gébald continua sur sa lancée jusqu'à l'heure du repas. Aymeric arriva avec le doyen qui s'appuyait sur son bras alors que les assiettes en terre cuite commençaient à être distribuées.
Le vieillard s'assit au milieu de sa famille et Aymeric rejoignit ses amis. Il avait lui aussi revêtu une tenue traditionnelle de couleur rouge avec des broderies argentées. Elle se composait d'un veston sans manche et d'un pantalon bouffant comme celle des femmes, le soutien-gorge en moins. Celle d'Hydronoé était bleu foncé, celle de Gébald verte émeraude, jaune pâle pour Ourania, bleu ciel pour Lysange et blanche pour Zacharie.
Le jeune homme avait fait en sorte de remonter son pantalon pour qu'il cache le bas de son dos. Il ne fallait pas que les Lankis découvrent les deux marques qu'il portait gravé dans sa chair sinon il se ferait expulser du camp sans ménagement. Ses amis ne devraient pas subir le même traitement que lui s'il était découvert mais il préférait demeurer prudent.
Pendant que les plats circulaient de mains en mains et que les assiettes se remplissaient, une femme avec un masque en bois et des voiles translucides par-dessus ses habits se plaça face à la tribu et entama un récit expliquant les origines du monde et des dieux. Zacharie connaissait l'histoire par cœur mais écouta avec attention.
- Alors que rien n'existait et qu'il n'y avait que le néant, Phosphoméra et Noximence prirent vie. L'un était la lumière et l'autre les  ténèbres. Ils se complétaient si bien qu'ils s'unirent et donnèrent naissance à six dragons. Agradios était l'aîné et sous ses pas la terre se forma. Vint ensuite Aquibos. Les larmes qui coulèrent de ses yeux en voyant le monde si sec créèrent les océans et les rivières. Windavic fut la troisième à naître et de son souffle elle souleva les vents. La dernière, Ignaïré, apporta sa chaleur à ce monde en façonnant le soleil et les étoiles qu'elle plaça dans le ciel avec l'aide de Windavic. Phosphoméra aima tellement le soleil qu'elle s'installa au cœur de ce dernier, pour lui permettre de rayonner éternellement. Noximence apprécia la lueur discrète des étoiles et les autorisa à briller la nuit pour illuminer le ciel de joyaux. Hoforymis arriva sur le tard. Il était plus frêle que les autres mais quand ses griffes trouèrent la terre, la végétation naquit et se répandit. Alors que tous semblaient être nés, Phosphoméra ressenti une violente douleur à l'estomac. A l'intérieur se débattait le dernier de ses enfants qui luttait férocement pour sortir à l'air libre. Elle accoucha de Praeslia dans une grande souffrance. Cette enfant ne créa rien car elle détruisait tout ce qu'elle touchait. De rage, elle s'isola du reste de ses frères et sœurs. Les dragons démiurges s'aimèrent une nouvelle fois, après les créations de leurs premiers enfants. Ils donnèrent la vie à une nouvelle génération de dragons primordiaux. Libraca naquit aveugle mais son savoir dépassait même celui des dragons démiurges. Il donna un nom à chaque chose. En même temps que lui vint au monde Bouklipon. Touché par la beauté du monde, il décida de s'en faire le protecteur et de ne laisser aucune menace le détruire mais aussi de guider les âmes vers leur dernier séjour. Gaïara fut la troisième à voir le jour. Elle rayonnait de vitalité et comme son frère avant elle, la jeune déesse s'engagea à faire prospérer la vie en la multipliant. Le dernier né des dragons démiurges se nommait Contraïnon. Il mit un an de plus que ses frères et sœurs pour naître et arriva les yeux clos. Il ne les ouvrit jamais, de peur que les apparences faussent son jugement. Sa sagesse était telle que tous les autres dieux se tournaient vers lui pour résoudre leurs problèmes car il les départageait équitablement et sans préférence. Il établit les lois du monde auxquelles personne ne peut se soustraire et qui sont toujours en vigueur de nos jours.
La conteuse narra ensuite l'épisode des premiers Hommes que Zacharie écouta tout en se servant dans le plat qui venait d'arriver à leur hauteur.
- Nous n'avons pas de couverts ? s'étonna Lysange.
- Il faut manger avec les doigts, expliqua Aymeric en chuchotant pour ne pas perturber le récit de la conteuse.
Zacharie montra l'exemple à son amie qui l'imita après une petite grimace. Celle-ci s'envola quand elle goûta le plat.
- C'est excellent ! dit-elle.
Tout le reste du groupe approuva et Zacharie retrouva des saveurs de son enfance. Izîl lui préparait souvent de tels repas. Il dégusta son assiette jusqu'à la dernière miette en ayant l'impression de redevenir un petit garçon qui attendait l'heure du dîner avec impatience. Une fois repu, il profita du spectacle qui se poursuivait.
La conteuse céda sa place à un couple de danseurs qui voltigèrent autour du feu en exécutant des figures de plus en plus audacieuses. Les flammes semblaient se mouvoir avec eux. Zacharie fut déçu quand l'homme et la femme saluèrent la foule pour regagner leur place. Ils étaient si gracieux et chacun de leurs mouvements étaient synchronisés à la perfection. Un véritable art. Le doyen des Lankis demanda de faire le silence à cet instant et invita Aymeric à venir près du feu pour raconter à son peuple leur aventure dans l'arbre des Sylphes et leur affrontement contre les démons du désert. Aylana se plaça à ses côtés pour jouer le rôle d'interprète car tous les membres de la tribu ne parlaient pas la langue commune.
Aymeric se racla la gorge, mal à l'aise à l'idée de parler en public. Parmi les Lankis, des jeunes femmes chuchotèrent en gloussant. Zacharie devait bien avouer que leur meneur ne manquait pas d'allure. Ses épaules larges et sa musculature étaient pleinement visibles grâce à sa tenue et soulignées par la lumière des flammes. Même Lysange le dévorait du regard. Cette attention appuyée n'échappa pas à Aymeric qui gratifia sa compagne d'un sourire à en faire fondre un glacier. La jeune sylphe répondit par un petit signe de la main, manquant de défaillir. Zacharie se retint de rire, tout comme le reste des chevaliers dragons.
Leur meneur délivra son message avec la rigueur qui le caractérisait mais il ne possédait pas les talents d'un conteur. Il parlait comme un militaire au rapport et alors que l'auditoire allait s'endormir, Gébald prit les choses en main. Il bondit aux côtés du demi-dieu et reprit le récit en prenant un ton passionné et en mimant l'action. Il décrivit les moindres détails pour rendre leur aventure épique. Il évita bien entendu de préciser l'implication de dragons dans le combat.
La foule était suspendue à ses lèvres, happée par son récit. Aymeric en profita pour retourner s'asseoir discrètement avec un soupir de soulagement. Quand Gébald acheva en concluant par la glorieuse victoire des chevaliers dragons, les Lankis lui réclamèrent une autre histoire.
Il se montra surpris. Après un temps de réflexion, Il entama un récit d'un séjour en compagnie de Zacharie, Hermas et Mirzal dans les terres gelées. Le jeune homme se souvenait très bien de ce voyage. Ils étaient passés à deux doigts de se faire capturer par les Istars. Ils devaient leur salut à des galeries de glace dans lesquelles ils avaient semé leurs poursuivants. Quelle aventure !
A l'époque il était mort de peur du haut de ses treize ans mais aujourd'hui il avait presque envie d'en rire. Gébald aussi visiblement car il mima une chute qu'il avait fait sur la glace avec une cascade hilarante qui déclencha des éclats de rire bruyants. Lorsqu'il retourna s'asseoir, Aymeric dit avec étonnement :
- Tu es très bon orateur !
- C'est un de mes talents cachés, dit le dragon de terre avec un ton faussement pompeux.
La soirée continua avec des chants que tous les Lankis déclamaient en cœur tandis que des musiciens donnaient le tempo. Les chevaliers dragons restèrent silencieux car ils n'en connaissaient aucun et Zacharie se tut aussi pour éviter de se faire remarquer.
Il céda à l'appel du chant au moment où arriva son préféré, celui qu'il fredonnait le matin même à propos de Bouklipon et de l'âme morte. Il ferma les yeux pour s'imprégner du rythme lent des instruments et mêla sa voix à celle des Lankis, pour déclamer dans la langue chantante du désert :
- Elle ouvrit les yeux sur le noir infini,
Elle qui venait de les fermer à la vie.
Bouklipon l'attendait dans toute sa grandeur
Mais des ténèbres qui l'auréolaient elle eut peur.

Elle chercha une échappatoire
Mais c'était sans espoir.
Elle avait abandonné son corps,
Elle devait rejoindre le royaume des morts.

Le dieu ouvrit ses ailes pour elle,
pour recueillir cette âme frêle.
Il s'adressa à elle avec douceur,
Pour apaiser sa peine et son cœur :

«Tu cherches une échappatoire
Mais c'est sans espoir.
Tu as abandonné ton corps,
Tu dois rejoindre le royaume des morts.

Tout ce qui vit doit périr
Mais cesse de frémir.
A mes côtés tu seras emportée,
Bien plus haut que la voie lactée.»

Rassurée par ces mots elle s'avança
Et dans les ailes du dieu se réfugia.
Auprès de Bouklipon elle s'envola
Et son dernier séjour elle gagna.

Elle ne chercha plus d'échappatoire
Car elle avait retrouvé l'espoir.
Elle avait abandonné son corps,
Pour rejoindre avec bonheur le royaume des morts.

Quand il arrêta de chanter, il constata que tous les yeux étaient braqués sur lui et que les autres voix s'étaient tues pour mieux l'écouter. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux et baissa le regard sur ses pieds nus. Des applaudissements s'élevèrent autour du feu, l'embarrassant d'avantage.
- Visiblement je ne suis pas le seul à avoir des talents cachés, déclara Gébald avec des yeux ronds.
- Tu as une voix magnifique ! le complimenta Lysange.
Le jeune homme passa une main dans sa chevelure noire en esquissant un sourire timide. Il chantait bien, et ce depuis toujours. Mais il préférait garder ça pour lui. Il n'avait chanté que pour deux personnes dans sa vie. Izîl et Reydan. Le premier était mort et le second l'avait trahi d'une manière qu'il n'était pas prêt d'oublier.
Les Lankis réclamèrent une autre chanson de sa part et leur insistance lui rappela celle de Reydan. Sa respiration se bloqua. Il eut l'impression de suffoquer. C'était trop d'attention d'un coup, trop de souvenirs qui remontaient d'un bloc. Il se leva en secouant la tête et parvint à murmurer :
- Excusez-moi...Je ne me sens pas bien.
Il s'en alla en ignorant les appels de Gébald.  

Chevalier dragon, Tome 2 : Aux confins du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant