Chapitre 22 : Le prisonnier

342 56 12
                                    

Ils progressèrent en silence dans l'immensité blanche. Le bruit de la neige qui craquait sous leurs chaussures ponctuait leur marche. Alaman demeura sur ses gardes. Les Polvars savaient parfaitement se dissimuler dans la neige en se drapant dans des peaux de renard polaire. Mais autour d'eux, rien ne bougea. Le ciel gris pesait au-dessus de leurs têtes et minait le moral du jeune homme qui préférait les cieux bleus du Sud. Vivement qu'il soit de retour à Alembras ! Il en avait déjà raz le bol du nord. Quand la nuit commença à tomber, Firenza lui dit grâce au lien :
Nous apercevons des tentes au loin.
Comment sont-elles ?
Comme celles des Kerks, en un peu moins grandes.
Les Istars, déduisit le jeune homme. La nuit va bientôt tomber. Revenez avec nous et emmenez-nous là-bas. Peut-être que nous pourrons avoir l'hospitalité après d'eux. Ils sont pacifiques tant que nous ne sommes pas des Polvars.
Sa dragonne manifesta son approbation. Les deux reptiles ailés descendirent du ciel pour se poser face à eux, moins de deux heures après. La neige fondit sous leurs pattes et Alaman caressa le cou écailleux de sa jumelle. La chaleur qu'elle dégageait caressa le visage d'Alaman comme les rayons du soleil.
Quand tout ça serait fini, ils iraient au bord de la mer. Pas la mer de glace dans laquelle plonger un orteil était synonyme de mort mais celle du sud avec ses plages de sable doré, ses eaux turquoises et ses températures ardentes. A cause de sa peau pâle il finissait toujours rouge comme un homard mais il adorait se baigner et courir sur la plage torse nu. Chose impossible à faire dans le nord, à moins de vouloir se transformer en glaçon rapidement.
Il coupa court à sa rêverie en grimpant sur le dos de Firenza. Elle décolla et il descendit ses lunettes de vol sur ses yeux pour les protéger du vent vif et froid. La nuit s'installa tandis qu'ils volaient et ils atterrirent non loin du camp des Istars.
- Je suis désolé pour vous mais il est préférable que vous conserviez votre apparence de dragon pour ce soir. Les nuits chez les Istars sont souvent...mouvementées. Nous devons nous tenir prêts à fuir si les choses s'enveniment.
- J'ai l'impression que tu te répètes, plaisanta sa sœur. Ne t'en fais pas, nous restons dans le coin pour vous donnez un coup de main si nécessaire. Ou plutôt un coup de patte.
Alaman émit un petit rire et donna un coup de coude amical à sa jumelle. Pour une fois qu'elle faisait une blague ! Il prit ensuite le chemin du campement des Istars, sans regarder si Lisbeth lui emboîtait le pas. Il arriva en plein milieu d'une petite fête. Les membres du clan dansaient autour d'un feu, une choppe à la main. Le son des tambours rythmait leurs gesticulations. Un enfant qui chahutaient avec d'autres petits de son âge remarqua Alaman et le pointa du doigt en criant en nordique :
- Un Valserye !
Si les Istars étaient mauvais stratèges, leurs manœuvres militaires étaient bien rodés. En moins de deux secondes les festivités cessèrent et l'ensemble du clan, hommes comme femmes, pivotèrent vers l'intrus en position de combat. Alaman leva les mains en l'air en signe d'apaisement et dit en s'efforçant de conserver un ton calme :
- Bonsoir. Excusez notre intrusion dans votre camp, nous n'avons aucune mauvaise attention. Nous venons du royaume d'Alembras, nous sommes porteurs d'un message urgent de la part du roi. Voulez-vous nous écouter ?
Les Istars ne baissèrent pas leur garde mais un homme plus grand que les autres et large d'épaules fendit la foule. Ses cheveux noirs grisonnants se confondaient avec sa barbe mais ses yeux bleus ressortaient de façon nette. Il détailla Alaman des pieds à la tête. L'homme croisa ses bras épais sur son torse puis son regard dévia sur Lisbeth. Un éclat de convoitise passa dans ses prunelles et il demanda d'une voix grave :
- Présentez-vous et peut-être que nous vous laisserons parler. Voyez-vous, je suis de bonne humeur ce soir. Nous venons de remporter un avantage sur les Polvars et ça me rend joyeux. Assez joyeux pour écouter deux étrangers comme vous, dont un Valserye.
- Ancien Valserye, rectifia le chevalier dragon. Je me nomme Alaman Sparx et je suis un envoyé du roi d'Alembras. La jeune femme que voilà est ma compagne, Lisbeth d'Ondre.
Il passa un bras autour de la taille de la princesse en surmontant sa répulsion. Cette dernière offrit un sourire charmant au chef de la tribu en avançant d'un pas, écrasant le pied d'Alaman au passage. Il lui enfonça les doigts dans le ventre par vengeance et elle posa sa main sur la sienne en lui griffant la peau avec les ongles. Le chef approuva d'un signe de la tête et dit en posant son énorme main sur l'épaule d'Alaman :
- Bien joué, Alaman Sparx. Je suis d'accord pour vous accorder quelques minutes, si votre charmante compagne veut bien se joindre à nous.
- Avec plaisir, dit Lisbeth avec un sourire totalement faux.
Le dirigeant du clan agita la main et les Istars retournèrent à leurs festivités. En passant non loin du feu, Alaman remarqua un homme allongé sur le flanc, le corps couvert de coupures et de bleus. Du sang tâchait la neige sale autour de lui. Il était ligoté aux mains et aux chevilles. Alaman devina que cet homme devait être un Polvar capturé par les Istars. Peut-être même un membre important de ce clan. Il eut de la peine pour le pauvre homme et ne put détourner le regard de lui. Cependant il ne posa aucune question, pour ne pas contrarier leur hôte. Ce qui n'était pas le cas de Lisbeth.
- Qui est-ce ? demanda t-elle.
- Lui ? Le fils aîné du meneur des Polvars, ces sales renards ! Nous le gardons comme otage, pour faire pression sur les siens. Si son père refuse de nous céder son territoire, nous le tuerons dans trois jours.
La princesse se renfrogna et ses yeux marrons s'assombrirent. Elle foudroya le chef des Istars du regard, perdant complètement son masque amical.
- Donc vous le malmenez parce qu'il est le fils du chef ? l'interrogea t-elle sans dissimuler son mécontentement.
- Surveille ta langue femme, lança le dirigeant du clan. Tu n'as rien à me dire, je suis ici chez moi.
- Alors selon vous je dois me taire et faire la potiche ? ricana la jeune femme.
Avant qu'Alaman puisse intervenir, le chef saisit Lisbeth par les cheveux et la tira vers lui. La princesse se crispa, les yeux brutalement écarquillés par la terreur. L'Istar la secoua et dit d'une voix menaçante :
- Je vais t'apprendre où est ta place ! Tu n'es rien dans le nord alors contente-toi d'obéir à ton mari. Cela t'évitera de fâcheux accidents.
Il la repoussa vers l'arrière et Lisbeth tituba en portant une main à son cuir chevelu.
- Tu devrais lui apprendre le respect Alaman. Elle est insolente.
Le chef de le tribu reprit sa progression comme si rien ne s'était produit. Le rouquin chuchota à la jeune femme :
- Ça va ?
- Il m'a fait mal mais ce n'est rien. Je m'en remettrais. Nous ne pouvons rien faire pour ce pauvre homme ?
Elle désigna le prince Polvar allongé et ligoté dans le froid, sans une chemise sur le dos. Alaman secoua négativement la tête.
- Malheureusement non. Le sauver serait déclarer une guerre et nous sommes là pour protéger ces peuples, pas l'inverse.
- C'est terriblement injuste ! Qu'il doive souffrir simplement parce qu'il est de sang royal...
- Les enfants des puissants ne sont pas souvent les mieux lotis, marmonna Alaman qui savait très bien de quoi il parlait.
- Qu'est-ce que tu en sais ? Demanda Lisbeth avec, une nouvelle fois, cette curiosité non feinte et si sincère qu'elle désarçonna Alaman.
- Tu le sauras bien assez tôt, daigna t-il répondre.
La tente du chef était au centre du campement et faisait le double des autres. Il entra le premier et ses invités l'imitèrent. L'atmosphère chaude et accueillante qui régnait à l'intérieur contrastait avec le froid glacial de la nuit. Leur hôte s'installa sur un trône grossièrement sculpté dans le bois. Il désigna un siège tout proche quoique moins massif à Alaman. Lisbeth fut obligée de rester debout et, même si elle en mourait d'envie, elle ne fit pas la moindre réflexion.
- Parlez à présent que nous sommes seuls, ordonna le chef.
Alaman obéit et lui raconta le motif de leur voyage dans le nord. Il demanda à la fin de son récit :
- Est-ce que vous avez aperçus ces cavaliers ?
Le meneur des Istars secoua la tête et déclara :
- Nous n'avons rien vu de semblable.
- Méfiez-vous simplement, conseilla le rouquin.
- Nous savons très bien nous défendre, démons ou pas démons. Plutôt que de parler d'ennemis invisibles, joignez-vous à nous pour fêter notre avantage sur ces maudits Polvars.
C'est ainsi qu'ils se mêlèrent au reste du clan. Alaman ne refusa pas le verre et le morceau de viande qu'on lui tendait. Il vida la boisson d'une traite. L'alcool incolore et brûlant lui réchauffa le corps. Il s'arrêta après celui-là, sachant très bien qu'il ne devait pas abuser. Il était en mission, pas en vacances ! Et dès qu'il buvait trop, ses souvenirs se floutaient. Tout se mélangeait dans son esprit, si bien qu'il se rappelait rarement de passages clairs et précis après une soirée bien arrosée.
Une jeune femme se rapprocha dangereusement de lui avec des mouvements de bassin aguicheurs mais il n'était pas d'humeur ce soir. En fait, il ne serait plus d'humeur tant qu'il se trouverait sur cette terre de malheur. Il s'éloigna sans un regard pour elle, brusquement lassé par les bruits de la fête. Il avisa le prince des Polvars non loin de lui et se rapprocha de l'infortuné pas après pas, en veillant à ce que personne ne remarque son manège.
Pour un captif si important, les Istars ne veillaient pas beaucoup dessus. Il n'y avait aucun garde dans les environs. Peut-être qu'ils festoyaient en négligeant leur devoir, ce qui ne l'étonnerait qu'à moitié. Qui voudrait délivrer cette prise de guerre ? Alaman se pencha vers le jeune homme dont les cheveux platines indiquaient bien son appartenance au clan des stratèges vêtus de peaux de renard polaire.
- Est-ce que vous avez faim ? demanda t-il.
Le prisonnier remua mais ne répondit rien. Alaman abaissa son morceau de viande en direction du visage du jeune homme qui l'engloutit à une vitesse ahurissante, sans prononcer une seule parole. Le rouquin songea que c'était le moins qu'il pouvait faire. Il ajouta :
- Je suis désolé.
Le Polvar ne dit rien. Il aurait tout aussi bien pu être déjà mort. Peut-être qu'il c'était résigné à son sort, au fond de lui. Alaman allait se retirer pour ne pas l'importuner plus que nécessaire quand le prisonnier murmura dans un filet de voix cassée :
- A boire...
Son ton implorant eut raison de la prudence d'Alaman qui s'agenouilla en sortant sa gourde de sous son manteau. Il suréleva la tête du prince Polvar et porta le goulot à ses lèvres craquelées. Le prisonnier but à grands traits et le rouquin le laissa faire. Finalement, le jeune homme dont il ignorait le nom poussa un soupir de soulagement.
- Merci, chuchota t-il.
- Gardez espoir, l'encouragea Alaman.
Il se releva avec l'idée de partir mais quelque chose en lui le retint. Il se voyait, étant enfant, à travers cet homme. Il ne pouvait pas rester sans lever le petit doigt et condamner une vie. Il était un chevalier dragon et s'il pouvait agir alors c'était son devoir de le faire ! Aymeric aurait été plus raisonnable que lui. Son ami aurait pensé aux retombées de son acte, à la guerre que cela impliquerait. Mais Alaman ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Et sous ce dernier gisait un homme aux portes de la mort qui mourait à petit feu, le visage dans la neige.
Le rouquin glissa une main sous son manteau et en retira un poignard. Il prenait un risque immense en s'apprêtant à faire ce qu'il allait faire. Il observa les alentours. Personne dans les environs, personne pour s'intéresser à eux. Ce n'était pas une bonne idée mais son cœur lui hurlait d'agir. Il prit une grande inspiration et trancha les liens qui retenaient le jeune homme.
- Partez. Vite.
Le Polvar se retourna et lui adressa un regard surpris, qui le fut d'autant plus en découvrant qu'il devait son salut à un Valserye. Galvanisé par cette chance de s'en sortir, il bondit sur ses pieds et se mit à courir dans la direction opposée aux festivités. Alaman saisit ce qu'il restait des entraves du prisonnier et les jeta dans les flammes.  

Chevalier dragon, Tome 2 : Aux confins du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant