Chapitre 6

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Ce soir-là, quand Mila me rejoint à la maison, elle décèle tout de suite que quelque chose ne va pas. Mais je n'ai pas la force de tout lui avouer. Je préfère simplement lui dire que je suis contrarié par le travail et que ça ira mieux demain. Je n'ai pas pour habitude de lui mentir mais c'est exactement ce que je viens de faire. Parce que je sais pertinemment que demain, ça n'ira pas mieux.

Et je ne me trompais pas. Mon réveil est morne et triste. Je suis passé par toutes les émotions possibles et imaginables en l'espace de douze heures. La peur, la colère, la tristesse, la culpabilité. Je n'ai pratiquement pas fermé l'oeil de la nuit. Dès que je déposais les armes, je revoyais la sollicitude sur son visage, l'hésitation dans sa voix.

« Surtout, ne le prenez pas mal mais... est-ce que vous avez un problème avec... avec la lecture ? »

Un problème ? C'est un tel euphémisme. Ce n'est pas un problème, c'est un truc qui me bouffe la vie depuis presque vingt ans. Et aujourd'hui, je dois le reconnaitre au grand jour alors que je n'y étais pas préparé.

-Papa, tu viens ? On va être en retard !

Cartable sur ses épaules, uniforme enfilé, cheveux attachés, ma lilliputienne trépigne sur le pas de porte alors que j'étais perdu dans mes sombres pensées.

-Oui, j'arrive.

Je traine des pieds sur le chemin de l'école. Ma fille me parle mais je n'arrive pas à me concentrer sur ses signes. J'ai le coeur qui bat à cent à l'heure parce que tout ce qui m'importe, c'est que dans quelques minutes, je vais revoir Mademoiselle Holly. Et je meurs de honte.

J'ai honte d'avoir fui avec toute ma lâcheté, j'ai honte de ne pas avoir su lui répondre quand elle a mis le doigt sur mon secret, j'ai honte de ne pas savoir lire, j'ai honte de pas savoir écrire, j'ai honte. J'ai honte de moi.

A l'entrée du bâtiment rouge et blanc, Ella et sa maman nous rejoignent. Je salue brièvement la trentenaire qui ne me tient pas rigueur de mon faible taux de parole. Depuis le temps, elle me connait. Les filles marchent avec entrain vers leur classe mais plus j'avance, plus je sens l'angoisse qui s'empare de tout mon corps. J'ai l'impression de ne plus savoir comment respirer. Je vais encore me ridiculiser, je le sais, je le sens et j'en ai marre, bon sang comme j'en ai marre d'être ce gars qui ne sait pas parler comme tout le monde, qui ne sait rien faire comme tout le monde !

Nous pénétrons dans le couloir et aussitôt, j'aperçois Mademoiselle Holly qui guette les arrivées à sa porte, le regard à l'affut. Je baisse la tête, comme pour me protéger de son jugement. Je ne veux pas lire dans ses yeux. Je ne veux pas voir la pitié ni le dédain remplacer l'admiration qui faisait étinceler ses iris lorsqu'elle goutait mes pâtisseries. Je me recroqueville dans le petit coin sombre où j'ai l'habitude de me cacher et je prie intérieurement pour sortir de là au plus vite. Je sais que Mademoiselle Holly m'a probablement vue mais je n'ai pas le courage de l'affronter. Mila pose son cartable dans son casier, suspend sa veste à son portemanteau, range son repas de midi. Je piétine à coté d'elle, pressé de fuir cet étau qui va bientôt m'asphyxier. Elle se met sur la pointe des pieds pour embrasser ma joue, me souhaite une bonne journée et se dirige vers sa maitresse.

Soudain, j'inspire un grand coup et je relève le nez. Je ne sais pas trop pourquoi je m'inflige ça. J'aurais pu disparaitre aussi vite qu'hier soir et ne pas revoir Mademoiselle Holly avant lundi matin puisque Mila reste en étude ce soir. Mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin d'évaluer les dégâts, alors même que je sais d'avance le mal que ça va me faire.

Je suis accueilli par ses grands yeux soulagés qui plongent immédiatement dans les miens. Son visage exprime toujours la même douceur et ça me désarme. Je ne m'attendais pas à ça. A cette normalité, à cette saveur habituelle. Elle me sourit. Et son sourire ressemble exactement à tous ceux qu'elle m'a déjà adressés. Je reste béat, comme un idiot, au milieu du couloir où grouille tout un tas de parents et d'enfants. Peut-être que... peut-être qu'elle n'en fera pas cas ? Non, ce n'est pas possible. Je ne dois pas me bercer d'illusion, sinon la chute n'en sera que plus douloureuse.

HollyciousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant