Chapitre 9

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Mes écouteurs dans les oreilles, la tête collée contre la vitre du bus, je regarde distraitement par la fenêtre. La voix du chanteur des Maroon 5 entame Memories, un rictus un peu amer se forme sur mes lèvres. Il n'y a pas beaucoup de souvenirs heureux que j'ai gardés de mon enfance. Et si je m'accroche toujours aux mêmes - ma rencontre avec Jacques et Annie, mon amitié avec Bastien, la naissance de ma fille - je dois bien avouer que regarder en arrière n'est pas un exercice facile. Je n'ai jamais passé des heures à regarder des photos avec ma fille, à lui raconter des anecdotes drôles et touchantes. En réfléchissant bien, je réalise que je n'ai partagé que le plus sombre avec elle. Je voulais qu'elle se méfie des pièges de l'humanité, qu'elle sache que le coeur de certains n'est pas fait de licornes et d'arc-en-ciel. Parfois, les enfants sont méchants sans raison. Parfois, les adolescents font souffrir les autres pour oublier leur propre souffrance. Parfois les adultes écrasent les plus faibles pour paraitre plus forts.

Mais Mila ignore tout de mes soirées passées à rire avec Bastien, quand je squattais sa chambre et que j'usais les touches de sa console de jeux. Elle ne connait pas l'odeur rassurante de la tarte aux poires que préparait Annie le dimanche midi, pour faire plaisir à son mari qui en raffolait. Elle ne sait rien de la fierté que j'ai ressentie quand j'ai préparé mon premier gâteau et que Jacques l'a fait disparaitre en deux bouchées. Emporté par la mélodie sur laquelle Adam Levine chantonne, je me dis que c'est dommage. Et qu'il faudra que je remédie à cela.

Il y a beaucoup de souvenirs que je garde précieusement verrouillé dans ma mémoire, c'est vrai. Mais si j'ai fait ce choix, c'est surtout pour lui éviter de quitter son monde acidulé, pour l'empêcher de plonger dans la cruauté du mien. Dans le monde de Mila, sa mère a été obligée de la quitter à cause de son travail, parce qu'elle parcourt sans cesse le monde pour sauver les enfants en danger. Elle est une sorte d'hybride entre un superhéro et un ponte de la médecine. Elle sait soigner toutes les maladies, panser toutes les blessures, consoler tous les malheurs. Un jour, Mila m'a dit qu'elle admirait sa maman mais que son absence la rendait triste. J'ai maudit Ariane du plus profond de mon coeur en entendant la fêlure dans la voix de ma fille.

Dans mon monde, la réalité est beaucoup plus cuisante. Ariane ne voulait pas devenir mère et elle n'a jamais accepté sa grossesse forcée. Le jour de l'accouchement, une sage-femme qui l'a examinée lui a demandé la provenance de certaines marques sur son ventre. Elle n'a pas répondu. La sage-femme n'a pas insisté. Mais moi, je ne pouvais m'empêcher de l'imaginer seule dans la maison vide de ses parents, essayant de se mutiler pour faire disparaitre ce foetus qu'on l'avait forcée à porter. Dans la salle de travail, le gynécologue a parlé de délivrance pour faire référence au moment où le bébé allait sortir du ventre de sa maman. Mais il avait tort. Ce n'était pas une délivrance pour Ariane. L'intruse avait enfin été délogée, c'est vrai, mais elle prenait encore beaucoup trop de place. Le corps médical interrompait sans arrêt le silence dans lequel elle était plongé pour les examiner, elle et le petit corps à ses cotés. Je me souviens qu'elle n'a jamais, absolument jamais, esquissé le moindre mouvement vers Mila. Elle n'a pas accepté de la porter ni de la nourrir une seule fois.

Malgré l'obscurité dans laquelle nous étions plongés, Ariane, Mila et moi, j'ai trouvé un peu de lumière grâce à Brigitte, la sage-femme qui s'est occupée de nous pendant trois jours. C'est elle qui m'a appris à donner un biberon, elle qui m'a montré comment habiller ma fille, elle qui m'a guidé pour le premier bain. Elle m'a rassuré quand je m'acharnais sur la sonnette, paniqué par une bruit que Mila venait d'émettre. Elle m'a conseillé le peau à peau et a pris le temps de nous montrer comment procéder. Elle s'est extasié sur la beauté de ma fille pour alléger un peu l'atmosphère de la chambre.

Mila était un bébé très calme. Pas forcément silencieuse puisqu'elle a babillé jusqu'à ses six ou sept mois mais ses premiers jours, elle les a passés sans pleurer une seule fois. Comme si elle s'excusait d'être là, comme si elle ne voulait pas prendre trop de place. Quand Ariane nous a quittés, j'ai pris ma fille dans mes bras et je lui ai parlé. Réellement parlé, je veux dire. Elle avait cinq jours, elle ne comprenait évidemment pas ce que je lui disais, sans mentionner le fait qu'elle ne pouvait pas m'entendre non plus, mais je lui ai parlé quand même. Nous étions chez Jacques et Annie. Adossé à la tête de lit dans ma petite chambre, je l'ai installée sur mes genoux relevés et j'ai enroulé mes mains autour de ses petits poings. Elle portait un pyjama vert pâle trop grand pour elle alors que c'était la plus petite taille que j'avais trouvée. Ses genoux écartés comme une grenouille, ses petites fesses confortablement posées à la jonction de mes jambes et de mon torse, elle m'a regardé. Elle avait déjà beaucoup de cheveux noirs qui partaient dans tous les sens et le grain de sa peau n'était pas aussi clair que celui d'un nouveau né. Mais ce qui m'a subjugué, c'était ses yeux. Elle était si petite mais elle m'offrait déjà une vue plongeante dans son âme, cachée derrière ses deux billes noires. Alors je lui ai parlé.

HollyciousOù les histoires vivent. Découvrez maintenant