Chapitre 59 - Vide

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J'avais machinalement tourné deux fois la clé dans la serrure tout de suite après avoir fermé. Puis j'avais appuyé momentanément mon dos contre le battant de la porte. Je sentais qu'Aurélien tambourinait juste derrière, mais je n'entendais rien. La colère n'était pas encore redescendue ; elle m'empêchait d'y voir clair et créait un bourdonnement incessant dans mes oreilles. Je voulais que ça cesse. Je voulais faire taire le bruit définitivement. Je voulais tout arrêter. 

Tout cela était arrivé parce que j'avais voulu que ma vie change miraculeusement du jour au lendemain. On peut dire que c'était réussi. J'étais tellement obnubilée par mon couple que j'avais voulu me couper du reste du monde. Et voilà le résultat. Eh bien quitte à avoir tout foutu en l'air, j'allais aller jusqu'au bout.

Assaillie par une frénésie incontrôlable, je me mis à débrancher toutes les prises de la maison qui n'étaient pas vitales. En gros, toutes sauf celles de la cuisine. Je commençai par le salon où j'arrachai avec rage le branchement du téléphone fixe, avant de m'en prendre à la multiprise qui rassemblait télévision, lecteur DVD, enceintes et consoles. Je rabattis l'écran des deux ordinateurs que j'avais sortis sans prendre la peine de les éteindre et les bazardais dans un tiroir. Je décrochai aussi l'horloge, qui subit le même sort. Mon clavier-maître ne tarda pas à les rejoindre, de même que le sampler et le séquenceur. 

Vint ensuite le tour de ma chambre : plus de radio réveil, plus de télévision, plus d'enceintes, plus rien. Je continuai ainsi mon tour du propriétaire, n'épargnant aucun appareil électrique sur mon passage. Il fallait que le bruit s'arrête. Il fallait couper le bourdonnement, couper les liens, couper tout. 

Finalement, sans vraiment m'en rendre compte, je me retrouvai à nouveau dans le salon. Je fis un tour sur moi-même, et lorsque je réalisai que tout était éteint, y compris la lumière, que le noir complet avait envahi la pièce, je sombrai avec lui. D'un seul coup, je sentis l'intégralité de mes forces m'abandonner et je me lassai choir au sol.

Dire que j'avais perdu les pédales aurait été un insolent euphémisme. La situation allait bien au-delà de ça. J'étais vide. Complètement vide. Vidée. Vide. Encéphalogramme plat. Électrocardiogramme plat. Vide. Plus rien. Juste le néant total et absolu. Aucune pensée. Aucune sensation. Aucune émotion. Aucune réaction. Vide. 

J'aurais dû me poser des questions, réfléchir, analyser, me torturer l'esprit comme je le faisais toujours... Mais non. Je n'avais pas envie de me saouler jusqu'à ne plus pouvoir marcher. Je n'avais pas envie de fumer jusqu'à noircir l'air de mes poumons. Je n'avais pas envie de me droguer jusqu'à en perdre l'usage de mes sens. Je n'avais pas envie de m'enfuir. Je n'avais envie de rien. J'étais simplement là, en suspension, flottant dans l'infinie vacuité de mon existence.

Alors je restai ainsi, le dos au sol, le visage tourné vers le plafond, sans bouger. Les choses n'ont de l'importance que si on accepte de leur en donner. Or, plus rien ne comptait plus. La Terre pouvait s'arrêter de tourner, elle pouvait brûler, ou bien exploser ; je ne m'en souciais guère. Je ne faisais plus aucun mouvement, ni physique ni mental. Mon corps n'était plus mû que par le mécanisme automatique et régulier de ma respiration. Heureusement dans un sens, car si respirer avait demandé le moindre effort de ma part, je ne me serais probablement pas donné la peine de faire entrer et sortir l'air de mes poumons.

Je n'aurais jamais cru cela possible, mais mon cerveau était bel et bien à l'arrêt complet. Mon être était encore plus aride qu'un désert. Même au sein des plaines les plus desséchées d'Amérique, il restait toujours au moins un virevoltant — ces boules qui constituent la partie supérieure d'une plante, et qui une fois sèches se détachent — errant au gré du vent. Chez moi, il n'y avait rien.

Le San et l'interdit (Fanfiction Orelsan)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant