On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule, Molière.Assise sur un fauteuil confortable en face du docteur Allouard, Illéa tentait de s'enfoncer dans le siège tellement cela lui coutait d'être ici. Elle triturait ses mains espérant y trouver des conseils pour affronter ce qui l'attendait.
Elle ne parlait pas, attendant que ce soit lui qui lui pose des questions, elle n'allait pas non plus faire son travail à sa place !
- Tu sais quel est le mot qui correspond à ce qui t'ai arrivé ? J'ai remarqué que tu ne l'employais jamais, tu sembles même l'éviter, questionna le psychiatre, soucieux.
- Oui, on me l'a assez rabâché. Mais je ne souhaite pas l'utiliser.
- Pourquoi ? demanda-t-il, étonné.
- Je ne sais pas. Je n'y arrive pas. J'ai l'impression que c'est un sujet tabou, et je ne suis pas sûre d'avoir le droit de l'utiliser.
- Pourquoi n'aurais-tu pas le droit ?
- Parce qu'ils ont réussi à me convaincre que tout était ma faute et que tout ce qui m'arrivait était normal. Vous devez savoir que la plupart du temps les enfants surdoués sont en retard au niveau émotionnel. Moi y compris.
Illéa regardait par la petite fenêtre du cabinet qui donnait sur d'autres grands immeubles. Le ciel était gris. Son regard était vide, elle répondait sans vraiment réfléchir.
- Je sais que même si je te répétais 100 fois que tu n'y étais pour rien cela ne changerait rien à ce que tu penses réellement, alors je ne le dirais pas.
Elle ne répondit rien, toujours le regard dans le vague, mais intérieurement elle le remerciait. Elle en avait marre qu'on lui répète toujours la même chose : « Tu n'y es pour rien, ce n'est pas ta faute ». Comme si cette phrase était magique et qu'elle allait effacer ce qu'elle ressentait. Ça ne marchait pas comme ça, au contraire, cela amplifiait sa haine.
- S'est-t-il passé quelque chose de particulier aujourd'hui ? J'ai comme l'impression que tu n'arrives pas à te remettre d'une crise d'angoisse. Je peux voir tes mains trembler d'ici, ta respiration n'est pas régulière et je vois bien que tu as pleuré, ça ne te ressemble pas.
Le ton de sa voix prouvait qu'il était réellement inquiet pour elle. Finalement, peut-être qu'elle commençait un tout petit peu à l'apprécier. Il était beaucoup moins barbant que ses anciens psychiatres, même si ses questions étaient toutes aussi chiantes.
Illéa prit son courage à deux mains, souffla un grand coup, tenta de dissimuler sa honte et releva doucement la manche de son bras gauche, révélant ainsi toute l'étendue de ses cicatrices.
Un grand nombre de traits partants dans tous les sens. Sauf ces deux-là, les décisifs, le coup final. Les deux parfaitement parallèles et particulièrement profonds. Elle avait trouvé ça beau comme signification, lorsqu'elle était allongée dans la baignoire, le sang commençant à couler autour d'elle.
- Est-ce que je suis un monstre ? demanda-t-elle, d'un grand sérieux, en montrant ses cicatrices.
Elle n'était pas du tout à l'aise, malgré le visage froid et fermé qu'elle arborait. Elle scrutait la tête du cinquantenaire à la recherche de chaque petit indice pouvant l'aider à sonder le fond de sa pensée.
Il se rapprocha d'elle, pris son bras dans sa main et regarda attentivement le « dessin » qui se présentait devant lui. Un frisson glacé parcourut son échine. Il voyait bien à la profondeur des blessures qu'Illéa avait dû énormément souffrir.
- Non. Les monstres ne ressentent pas d'émotions. Les monstres sont méchants. Tu n'es ni l'un ni l'autre. Tu vois, ces cicatrices prouvent que tu ressens des émotions, même si elles sont négatives. Et puis, il suffit de te parler plus de deux minutes ou bien de sonder longtemps ton regard pour s'apercevoir que ton cœur est plus pur que de l'or. Sincèrement.
Elle vit dans se yeux qu'il ne mentait pas. Seulement elle avait du mal à le croire. Après tout, c'était son travail de lui enlever ces pensées malsaines du crâne.
- Pourquoi dîtes vous que je suis gentille ? Je n'ai pas voulu vous adresser la parole pendant plus de 6 séances. Et puis, j'ai même dit à ma maman que je ne vous aimais pas !
Elle avait dit cela avec beaucoup de sérieux, mais à cet instant précis, elle ressemblait à une petite fille perdue.
Il rigola doucement.
- Ça ne m'étonne même pas ! Et pourtant, tu ne m'as jamais adressé un mot de travers. J'ai bien vu que parfois ça te démangeait, ce qui est compréhensible, mais tu ne l'as jamais fait. Tu essaies de toujours cacher tes sentiments, je vois bien que tu n'es pas à l'aise avec eux, tu n'as jamais appris à correctement les développer. Mais pourtant, à chaque fois que tu parles, que tu fais un geste, tout est calculé pour faire passer le bonheur des autres avant le tien. Tu réfléchis toujours à comment agir afin de ne pas trop blesser ton interlocuteur. Et tu auras beau dire tout ce que tu veux, cette gentillesse est ancrée en toi. Peut-être un peu trop même.
Elle le fixa, intriguée. Il avait réussi à lire en elle en un temps record. C'était d'ailleurs assez effrayant.
Elle se rendit aussi compte que la seule personne avec qui elle n'avait pas agis comme cela était Emerson. Elle n'avait pas hésité à le blesser. Peut-être parce qu'elle avait cru dur comme fer qu'il était indestructible et sur de lui. Peut-être aussi que la jalousie avait pris le dessus, elle avait eu envie de lui enlever son éternel sourire, elle qui n'arrivait pas à en faire de même.
- Dites, est ce que un jour je serai heureuse ?
Elle avait posé la question avec tellement d'espoir que le docteur Allouard en fut chamboulé. La personne en face de lui n'était plus la jeune femme qu'il connaissait mais plutôt une enfant ne comprenant pas le monde qui l'entourait.
- Bien sur Illéa.
- Qu'est ce que je dois faire pour cela ?
Il réfléchit à sa réponse. Lui-même n'était pas le plus heureux des hommes, alors comment pouvait-t-il se permettre de lui donner des conseils ?
- Eh bien, je dirais qu'il faut que tu t'ouvres au monde. Et surtout, que tu apprécies le moment présent. Je sais que c'est facile à dire, mais il faut que tu te forces à mettre toutes tes questions incessantes de côté, sinon tu ne pourras jamais aimer la vie. Mais n'oublie jamais une chose Illéa, quand tu te sens bien avec quelqu'un, ne laisse jamais cette personne s'en aller, que ce soit un ou une amie, ton copain, un membre de ta famille, qui que ce soit, fais tout ce qui est en ton possible pour la garder auprès de toi.
Elle détourna son regard de lui pour le reposer sur la fenêtre. Il avait raison. Mais qui comptait vraiment pour elle ?
- J'ai peur de me débarrasser de ma souffrance, de l'oublier.
- C'est normal. Elle représente maintenant une grande partie de toi-même. Mais je ne te demande pas de l'oublier. Ce serait une grosse erreur, car il faut apprendre de ses douleurs. Ce qu'il faut, c'est que tu sois en paix avec elle, il faut qu'elle se transforme. Elle doit se débarrasser de toutes les mauvaises sensations qui l'accompagnent. Tu comprends ?
Le ciel était de plus en plus sombre. L'orage tonnait. Elle adorait ce bruit.
- Je crois oui.
Un éclair illumina la pièce.
Le docteur Allouard la regardait, fière d'elle. Il ne pouvait s'empêcher de vouloir la protéger.
- Il est l'heure Illéa.
Elle ricana.
- Pour une fois que c'est vous qui me virez.
Il lui sourit tendrement. Elle prit son sac, lui serra la main et sortit de la pièce, la tête pleine à craquer.
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Parallèles
Teen FictionParallèles : se dit de deux droites qui ne se rencontrent pas. C'est ce qu'ils étaient, deux droites parallèles entre elles. C'est aussi ce que Illéa avait tracé sur ses avants bras. Des droites parallèles, tracées à main levée , qui avaient failli...