Chapitre 3*2

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En voyant mon visage paniqué, mon grand-père et ma sœur s'approchent. Doucement, ils tentent de ramener ma grand-mère à la raison, de la faire réagir. Je sais qu'elle est consciente de ses actes, que son comportement reflète ce qu'elle éprouve : L'envie de m'avoir à ses côtés, de me garder auprès d'elle alors que son devoir serait de me rendre ma liberté, me laisser m'envoler. Certains pourraient être blessés par de tels propos, mais ce n'est pas mon cas. Je sais ce qu'elle pense car elle a exprimé ce que je ressens. Comment lui en vouloir ? Je sens ses doigts faiblir sur mon dos, Olivia pose une main réconfortante sur son épaule qui finit de convaincre ma grand-mère de me lâcher. Je la regarde s'éloigner, les yeux fixés sur moi, continuant à voix-basse sa litanie sur ma présence.

Le reste de mes proches semble déconcerté. Dans leurs yeux brillants, je lis le choc d'entendre ses paroles mais aussi leurs effets. Ils prennent conscience de mon existence limitée, de ce que je peux ressentir face à la leur. L'atmosphère s'alourdit alors que le ciel reste bleu et éclairé. Plus personne ne parle, ma grand-mère s'est calmée, elle essuie furtivement ses yeux tristes et bienveillants. C'est à mon tour de prendre la parole. Je prends une grande inspiration pour me remettre de mes émotions et affiche un sourire forcé sur mes lèvres et une fois de plus, je prononce les mots qui me semblent les plus appropriés :

– Je vais bien, je suis là, ne vous inquiétez pas. Merci d'avoir pensé à moi, je suis touchée de vous voir réunis...

Que dire de plus ? Tout ce que j'ai sur le cœur ? Tout ce que je ressens ? Admettre que je voudrais me noyer dans l'océan obscur et froid et ne jamais refaire surface ? Avouer que la seule chose qui me tienne debout se résume à tous ses souvenirs que nous avons en commun ? Que j'ai espéré bien souvent qu'ils s'effacent ? Que j'ai prié pour être avec mes parents ?

Non je ne peux pas. Car même s'il serait plus facile d'abandonner, de me laisser envelopper par les ténèbres comme dans une lourde cape, j'ai besoin de ma famille. Sans doute plus qu'ils n'ont besoin de moi. J'ai peur d'être séparée d'eux pour toujours, j'ai peur de ne plus pouvoir les toucher, j'ai peur de ne plus les entendre, j'ai peur de ne plus leur parler, j'ai peur d'être oubliée, j'ai peur de me retrouver seule... j'ai peur... j'ai peur comme je n'ai jamais eu peur auparavant.

Un mot de quatre lettres, si petit que l'on oublie qu'il a la capacité de provoquer une émotion si grande. Un mot que l'on entend régulièrement dans la bouche des enfants, pour pratiquement disparaître lorsque l'on devient adulte. Et pourtant, si chacune de mes cellules pouvaient s'exprimer, si je devais traduire ce que j'éprouve au plus profond de moi, si je ne devais prononcer qu'un mot unique ce serait celui-là : la PEUR.

Elle prend le dessus sur ma peine, parcourt mes veines et gèle mon cœur. Elle me fait trembler à chaque fois que la nuit tombe, elle me fait pleurer quand je me retrouve seule. Elle efface le peu de courage que j'ai quand les souvenirs s'estompent. Ces souvenirs qui me portent, me maintiennent en vie, m'empêchent de sombrer dans le vide sans lumière, loin de tous.

Seule.

Je me suis souvent demandé comment je réagirais face à la mort. Quand autour de moi j'apprenais le décès d'un voisin, d'un inconnu, d'une célébrité. Quand je voyais des hommes battis comme des armoires à glace s'écrouler face à un cercueil. La réponse, je l'ai obtenue le jour où j'ai été confrontée à cette amputation, quand la mort m'a percutée de plein fouet, qu'elle m'a arrachée à mes projets, mes rires, mes espoirs. Tout ce que je pouvais imaginer n'était rien face à la réalité, à ce que j'éprouve aujourd'hui. Je suis une enfant qui a retrouvé ses peurs d'autrefois. J'erre au milieu de ce monde que je connais et qui pourtant m'est étranger. Je ne peux plus parler aux inconnus, je ne peux plus rien faire seule. Je frémis quand le soleil se couche, je pleure quand je pense à l'abandon avant de me souvenir que j'ai perdu ce que j'avais de plus cher.

Non, je ne peux pas les quitter.

Olivia s'avance lentement vers moi, dépose un baiser sur ma joue avant de me serrer dans ses bras. Mes paupières se ferment à son contact rassurant, familier. Je l'étreins en retour, convaincue que sa présence m'est vitale.

– Fais ce que tu as à faire. Mamie a raison, si tu ne veux plus venir ne viens plus. Cesse de t'en faire pour nous.

Elle retient les sanglots qui lui assèchent la gorge. Je sens qu'elle fait appel à toute la force qu'il lui reste pour me murmurer ces quelques paroles. Elle veut mon bien, mais espère que je vais rester, ce que je m'empresse de lui rappeler :

– Tu te souviens ce que l'on disait lorsque nous étions petites ? Qu'on veillerait l'une sur l'autre, quoi qu'il arrive. Tu n'as pas oublié ta promesse et je n'ai pas oublié la mienne. Je resterai près de toi aussi longtemps qu'il en sera nécessaire.

Je sens son corps se détendre. Elle se dégage de mon étreinte, me lance un sourire entendu et en même temps qu'elle crochète son index au mien elle approuve avec confiance :

– L'une pour l'autre à jamais.

– L'une pour l'autre à jamais.

Nous réitérons ce geste avec chacun de nos doigts pour terminer par le pouce. Des gestes simples venus naturellement le jour où Olivia s'est rendue chez le dentiste pour la première fois.

Elle avait cinq ans, j'en avais dix. Devant son air paniqué, j'avais attrapé son index en formant un crochet avec le mien tandis qu'elle se faisait examiner, la bouche grande ouverte, incapable de regarder ailleurs que le plafond au-dessus d'elle. À ce contact, elle avait replié son doigt avant de le desserrer et de poursuivre avec le majeur, l'annulaire, l'auriculaire pour capturer mon pouce en dernier et le serrer fort avec le sien. Nous avons repris depuis le début et continué ainsi jusqu'à ce qu'elle soit libérée du fauteuil de torture. Depuis ce jour, nous l'avions adopté comme une sorte de code que nous partagions dans les moments de doutes, pour nous donner du courage, pour nous rappeler que nous pouvions compter l'une sur l'autre. Nous l'avons repris à chaque rentrée scolaire, à l'approche du BAC, à chacun de nos examens, lors de mon opération de l'appendicite, quand je suis partie de la maison pour m'installer dans mon appartement, lorsque Olivia m'a annoncé qu'elle allait se marier et enfin, quand j'ai découvert Cédric dans les bras d'une autre.

Quand nos pouces se détachent, je réalise que nous pouvons tout oublier. La peur qui nous ronge, le mal que l'on ressent, la peine qui nous engloutit. Mais rien ne peut effacer l'amour de ceux qui nous sont chers. Aussi douloureux qu'il puisse être et quelles que soient les différences qui nous séparent.

Au-delà des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant