Chapitre 4*1

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Olivia rejoint Benjamin qui l'enlace tendrement. Des bras rassurants et chaleureux, qui la soutiennent quand elle manque de s'écrouler sous le chagrin. Ils s'éloignent suivis par nos grands-parents en direction de la sortie du cimetière, occupé par nos seules présences. Je reste éloignée du reste de mes proches, dans ma bulle, cet univers qui est le mien. Dans ma tête, des souvenirs s'échappent. Ceux que j'ai partagés après l'accident, grâce à l'espace que j'occupe dans les cœurs et les mémoires des personnes que j'aime, ainsi que ceux que j'ai vécus avant ce drame avec les êtres chers qui ont toujours leurs places dans mon cœur et ma mémoire.

Ces lieux cachés, inaccessibles, isolés de tout, incontrôlables, qui conservent précieusement des rêves, des envies, des espoirs, propres à chacun. Invisibles pour autrui mais extrêmement forts pour qui les protège. Tout ce à quoi je me raccroche. Tout ce qui berce mes nuits. Tout ce qui me tient compagnie dans l'obscurité. Tout ce à quoi je ne veux pas renoncer.

Mon regard se perd en même temps que ces moments refont surface. Ils s'entremêlent, se fondent, se mélangent. Fusion de rêve et de réalité pour me donner un aperçu de ce qu'aurait pu être ma vie. Ils se dissocient, se détachent, s'envolent pour me rappeler qu'il ne s'agit que d'une illusion.

Mes yeux errent dans le vague, avant de se fixer sur Cédric, sur ses bras qui autrefois me réconfortaient, m'entouraient de douceur, m'apportaient la protection dont j'avais besoin. Je voudrais m'y blottir de nouveau, qu'ils s'enroulent autour de moi comme une écharpe autour d'un cou, qu'ils me consolent, qu'ils me réchauffent. Je voudrais que l'on soit serrés l'un à l'autre au point que nos cœurs se touchent. Voler son amour, qu'il emplisse mes veines et se répande dans mon corps comme une coulée de lave. Qu'il fasse fondre la glace des doigts acérés dans lesquels je suis drapée. Qu'il m'apporte la lumière nécessaire pour m'échapper du néant. Sentir de nouveau l'effet qu'il provoque, la force qu'il me donne, la chaleur qui me dévore. Oublier l'ombre que je suis devenue pour apprécier pleinement d'être dans ce monde. Revivre notre dernier corps à corps, celui dont il avait besoin pour faire son deuil. Celui qui lui a donné la force de poursuivre sa vie, d'aller de l'avant. Celui qui m'a permis de me sentir réellement vivante. Celui qui n'aurait jamais dû avoir lieu...

Cédric s'avance d'un pas sûr vers moi, et comme s'il avait deviné mes pensées, m'entoure de ses bras solides. J'enfouis mon visage sur son torse, les battements réguliers de son cœur tapant doucement sur ma joue me rappellent qu'une éternité nous sépare.

– Je te remercie d'être venu chez moi l'autre jour, de m'avoir permis de m'expliquer, de m'avoir écouté, de m'avoir pardonné. Je suis retourné travailler le lendemain de ta visite. Sans toi, je ne sais pas si j'aurais eu la force de remonter la pente...

Ses paroles me touchent, mais je ravale les larmes qui me brûlent les yeux avant de lui répondre :

– Tu l'aurais trouvé, tu n'es pas du genre à te laisser abattre. Peut-être que tu aurais mis plus de temps, mais tu t'en serais sorti. Sois heureux comme tu le mérites...

Ma voix déraille. Il essuie de son pouce une larme qui roule sur ma joue et d'une voix rassurante, me promet qu'il ne m'oubliera pas. Son étreinte me délivre, je lui souris tandis qu'il me souffle à voix basse qu'il espère me revoir et s'éloigne à son tour rejoindre sa liberté, sa vie, sa destinée.

Je sens ma gorge se serrer, mes jambes chanceler, mon estomac se tordre d'angoisse. J'essaye de me reprendre, de ne pas laisser la panique m'envahir comme à chaque fois que je me retrouve seule. Surtout que je ne suis pas seule. Avant la main de ma cousine sur mon épaule, c'est son souvenir qui me le rappelle en premier. Je me tourne vers elle, sur ses yeux vert émeraude, sa tresse châtain clair, ses minuscules taches de rousseur sur le nez, ses lèvres pleines.

Je n'ai plus la notion du temps, mais je me souviens de notre dernier échange, à l'enterrement. Je me souviens qu'Olivia m'a précisé que ce devrait être mon trente-troisième anniversaire. Ces précisions m'indiquent que presque trois mois se sont déjà écoulés depuis le jour où j'ai dit adieu à ceux que j'aime. Trois mois que je réconforte mes proches. Trois mois que je leur cache à quoi ressemble ma nouvelle vie, mais peut-on vraiment parler de vie ?

Trois mois et je suis encore là.

– Pourquoi tu n'es pas venue me voir Alice ? Tu n'as pas entendue mes appels ? Toutes les fois où je t'ai attendue, seule, chez moi ?

Il n'y a pas de reproche dans le ton de sa voix, juste de l'incompréhension.

– Ne m'en veux pas, j'ai passé beaucoup de temps avec Olivia. Elle avait besoin de moi.

Je saisis la main de Ludivine qu'elle a gardé posée sur mon épaule et la serre doucement.

Une pensée me frappe de plein fouet, une bulle de savon qui éclate et libère des mots, des gestes, des visages, pièces d'un vestige de notre enfance.


J'avais dix ans. Les yeux enfouis dans les mains, front appuyé contre le mur de la maison de ma tante, je comptais lentement jusqu'à vingt pour laisser le temps à mes cousines et à ma sœur de se cacher. Arrivée à la fin, j'avais pris quelques secondes pour observer le jardin et repérer les cachettes susceptibles de les dissimuler. J'avais de suite remarqué la robe turquoise de Noémie, née un an après moi, derrière les rosiers qui la camouflaient à peine. Cache-cache n'était plus notre jeu favori, mais pour nos petites sœurs, nous faisions volontiers une exception. Olivia avait été plus difficile à trouver, sa petite taille lui avait permis de se faufiler derrière la cabane en bois presque collée à la haie de conifères. Ludivine, qui avait fêté ses six ans quelques semaines plus tôt, restait introuvable. Au bout d'un quart-d'heure de recherche, ma mère était venue me glisser discrètement qu'elle l'avait vu rentrer dans la maison. Elle s'était endormie sur son lit, ou devrais-je dire, sous son lit, les jambes ramenées sous le menton, la respiration paisible. Nous avons tenté de la réveiller, Olivia allant même jusqu'à lui chatouiller les pieds mais elle restait imperturbablement endormie. Ses parents avaient été obligés de soulever le lit pour la libérer et la coucher dans une position beaucoup plus confortable, bien que celle qu'elle avait adoptée semblait lui convenir parfaitement.


Au-delà des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant