Chapitre 5*3

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Il passe devant pour me tenir la porte sous le regard perplexe du videur et je m'empresse de sortir pour ne pas éveiller les soupçons. Une fois dehors, je suis soulagée de découvrir le parking désert. Il sort un paquet de cigarettes, m'en propose une que je refuse et allume la sienne. Il prend une longue bouffée et cette image me ramène le jour où j'ai constaté que Cédric avait repris ses mauvaises habitudes. Avant que le remords et la tristesse ne décident de prendre part de mon esprit, je m'efforce de chasser cette vision et me concentre sur le moment présent. Je ne sais que dire.

Une foule de questions s'entrechoquent dans ma tête. Depuis combien de temps je ne l'ai pas vu ? Et qui est-il ? Car j'ai beau chercher, je ne le reconnais pas. Comment peut-il encore se souvenir de moi si nos chemins se sont séparés après le collège ? Et surtout, ne suis-je pas en train de faire une erreur en lui parlant ? Il doit sans doute remarquer mon embarras car rejetant la fumée en un épais brouillard, il m'explique qu'il n'est pas étonné que je ne garde aucun souvenir de lui, qu'il a beaucoup changé depuis l'adolescence :

– Je n'étais pas le genre à attirer les filles, c'était même plutôt l'inverse. Il faut dire que j'avais bien quinze kilos de trop, pas du genre sportif et assez réservé. À cette époque j'étais plus connu sous le nom de « Bichoco ».

Un rire amère s'échappe de ses lèvres. Il finit sa cigarette qu'il jette d'une pichenette et se tourne vers moi. Ce surnom, je m'en souviens tout comme l'adolescent mal dans sa peau qui le portait. Je me souviens du jour où je l'avais croisé dans le couloir assis par terre, les genoux remontés sous le menton, le visage enfoui dans ses bras essayant de cacher ses sanglots. Nous devions avoir treize ans. Il avait relevé la tête, les yeux rougis en tachant de garder les larmes qui menaçaient de dévaler ses joues lorsque je lui avais demandé s'il voulait que je l'accompagne à l'infirmerie. Il m'avait répondu que non. J'avais insisté sans parvenir à le faire changer d'avis. Les deux années suivantes, nous étions dans la même classe et j'étais la seule à me porter volontaire pour les travaux en binôme. Pas par pitié ou par charité, mais parce que je gardais l'image de ses yeux gonflés de larmes, et de la force qu'il lui avait fallu pour tenter de dissimuler sa peine.

C'était un garçon timide, qui préférait s'isoler au moment de la récréation, et qui mangeait seul à la cantine. Je lui avais proposé plusieurs fois de se joindre à nous, mais il refusait systématiquement. Il avait cependant accepté les invitations à mes boums en apprenant que seulement deux garçons et une fille de notre classe seraient là ainsi que ma sœur et mes deux cousines. Je n'ai plus eu de nouvelle depuis la fin du collège et ne l'aurais jamais reconnu. La métamorphose est spectaculaire. Il doit mesurer dans les un mètre quatre-vingts, alors qu'il m'arrivait aux épaules, les kilos en trop ont laissé place à des muscles et il semble avoir pris de l'assurance si j'en crois sa démonstration de danse de tout à l'heure.

– Toi en revanche, tu n'as pas changé.

Je voudrais lui dire que c'est tout l'inverse. Que tout a changé en moi, que je ne suis plus ce que j'étais, que je ne suis même plus sûre de savoir qui je suis, qu'est-ce que je suis devenue. Mais il faudrait alors que je lui explique ce qu'il s'est passé il y a quelques mois déjà et je n'en ai pas envie. Puis qui me dit qu'il me croirait ou qu'il comprendrait ? Je ne tiens pas à laisser filer l'occasion de parler à quelqu'un qui se rappelle de mon nom, de mon visage, alors que je ne l'ai pas revu depuis des années. Entretenir la conversation comme si tout était possible, voilà ce que je décide de faire même si j'ai conscience de m'aventurer sur un terrain dangereux :

– Merci. Excuse-moi pour tout à l'heure, sur la piste, je ne m'attendais pas à ce que quelqu'un vienne danser avec moi.

– Pourtant, tu dois être habituée à ce que les hommes te remarquent ?

Au-delà des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant