CHAPITRE CENT VINGT-CINQ .5

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Un peu plus d'une heure plus tard, Tranit assise dans le salon du chariot d'habitation d'Erwan partageait une bière bien pétillante en sa compagnie alors que son estomac criait famine, torturé par les odeurs alléchantes s'échappant du chariot cuisine adjacent.

Erwan aussi avait eu le temps de se doucher et de passer une tenue propre, et il s'était fait rasé, son visage maintenant orné d'un collier d'une barbe de plus en plus drue. À la grande surprise de Tranit, celle-ci passait du brun au roux flamboyant alors que le jeune homme était d'un châtain très clair.

Elle préféra ne faire aucun commentaire, l'ambiance était bien plus agréable que les heures précédentes et c'était reposant. Elle s'appliqua plutôt à examiner la carte que les enseignes avaient rapportée du patrouilleur. Les dernières informations obtenues s'y affichaient, juste tracées par les quelques élèves officiers au service d'Erwan. Le jeune homme classait quelques documents en fronçant parfois les sourcils.

— Beaucoup de choses pour toi, finalement, mais avec tous ces codes... Je vais devoir t'en faire la traduction.

Il tendit un feuillet à Tranit pour qu'elle s'en rende compte par elle-même. Sa grimace fut éloquente. Ce n'était pas seulement les codes qui allaient poser problème, mais aussi la graphie utilisée. Elle n'avait jamais vu quelque chose d'aussi mal écrit.

— Je me dois d'être d'accord avec toi. Pour moi c'est illisible !

Erwan s'en excusa presque.

— C'est l'écriture de Ronet. Apprends qu'il ne sait écrire que depuis deux ans. Il a appris très très tard à utiliser notre alphabet.

Tranit se remémora son étonnement en le découvrant, mais Erwan répondit à sa question avant même qu'elle ne la pose.

— Il est à moitié Carthaginois. Son père était un marchand, il en est à peu près sûr. À sa mort, lors de la destruction de leur comptoir, par les Impériaux ou les Latins il ne le sait plus vraiment, il s'est enfui vers le nord avec sa mère, une Basque, probablement, il n'en est pas certain lui-même. Et comme énormément de réfugiés de ces régions, ils ont franchi la faille du Drasterezh puis, à force d'être pourchassés, ont grimpé vers les cimes pyrénéennes.

Tranit indiqua instinctivement le sud et la chaîne montagneuse.

— Tu veux dire qu'il vient de l'autre côté ? demanda-t-elle d'un ton stupéfait.

— Oui, confirma Erwan. L'immense majorité des envahisseurs qui terrorise les braves gens de nos contrées est en fait originaire des plaines au sud des montagnes, chassée, pourchassée par les Carthaginois et leurs incessantes guerres privées. Les plus résistants de ces réfugiés s'installent dans les hauteurs. Quand ils sont trop nombreux, quand les hivers ravagent leurs rangs, emportent leurs enfants, leurs familles, alors poussés par le désespoir, ils attaquent nos territoires. C'est ce que j'ai compris lorsque je les ai affrontés lors de mon premier hiver, conclut-il d'un air triste.

Tranit n'en revenait pas. Elle connaissait l'existence des barbares, des envahisseurs par les chants, les contes. Ils étaient une menace pour les terres libres depuis la nuit des temps. Des dizaines de questions surgirent dans sa tête, mais Erwan l'arrêta d'un geste de la main.

— Nous pourrons en parler une prochaine fois, Tranit. Pour l'instant, détendons-nous et mangeons !

Ses enseignes arrivèrent au même moment, dressant la table en un instant et posant une soupière particulièrement lourde entre eux.

La jeune mousquetaire qui dirigeait le service se mit au garde-à-vous et déclama, comme si elle dirigeait une revue.

— Premier service, Votre Seigneurie. Corolle de cèpes revenus dans un bouillon de chapon.

Erwan remercia d'une inclinaison de la tête et servit Tranit.

— J'ai pensé que des plats pas trop roboratifs seraient appropriés. Sinon, nous nous endormirions après la première cuillerée.

— Je n'ai pas dormi depuis un jour complet, avoua Tranit, mais toi ?

— Je dors très très mal depuis cinq jours, lui confia Erwan. À peine une ou deux heures d'affilée avant qu'une alerte ou l'angoisse ne me prenne. Je m'en doutais bien avant, mais cette fois-ci c'est un peu plus fort, parce que les enjeux sont bien plus importants.

Tranit se garda bien de lui demander de quels enjeux il pouvait s'agir, ne voulant pas le fatiguer plus et s'efforça d'être une convive agréable. De toute façon, il avait raison, ce bouillon était parfait pour son estomac. Elle aussi commençait à ressentir l'inquiétude, la nervosité.

Le second service fut quelques tranches de la chair tendre d'une carpe pêchée l'après-midi même avec quelques lanières de topinambours revenues à la poêle. Rien de bien luxueux, le même dîner que Tranit aurait dégusté un soir de libre à Outre-berge. Ça et quelques cuillerées d'un sorbet de fruits rouge.

Elle devrait un jour visiter les cuisines d'Erwan pour comprendre comment il faisait pour avoir en permanence des boissons si fraîches ou des aliments glacés. Ils partageaient une chicorée coupée au lait de chèvre lorsqu'un mousquetaire s'approcha, un feuillet à la main.

L'espace d'un instant, le visage d'Erwan se crispa, reflétant toute la tension l'habitant. Tranit sentit son ventre se serrer et l'espace d'un instant eut, elle aussi, peur, très peur.

— Barcus 4 rapporte 910 total. 10-41 pour 0-415

Tranit aurait voulu applaudir. 910 ! Elle reconnaissait le code signalant que tout allait bien. Elle se garda pourtant d'exprimer sa joie trop visiblement et comprit qu'Erwan faisait de même, alors qu'à l'extérieur du chariot des exclamations, des applaudissements se faisaient entendre.

— Merci, cadet. Nous avons encore à travailler. Poursuivez comme convenu.

— Oui, Mon Seigneur, souffla le mousquetaire légèrement troublé devant l'air impassible d'Erwan et de Tranit, avant de se retirer.

* * *

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Vixii

Les Larmes de Tranit - 6Où les histoires vivent. Découvrez maintenant