À quoi bon reprendre son souffle lorsqu'on n'en avait plus. L'air semblait n'avoir de cesse de déchirer les parois de sa gorge, brulant sa chair. Elle avait couru si longtemps que la tête lui en tournait. Ses sandales n'étaient plus que des lambeaux. Ses pieds s'étaient couverts de cloques qui éclataient parfois dans l'indifférence générale. Chaque fois qu'elle avait le malheur de s'arrêter, de gigantesques mains apparaissaient pour se saisir d'elle. Prisonnière, elle se débattait pour échapper à la pression de plus en plus forte de la paume de son geôlier sans visage. Broyé par la force colossale, son corps était abandonné, sacrifié à la gravité. Précipitée du haut d'une falaise, elle imitait à la perfection les mouvements d'une marionnette désarticulée chutant sans fin. Elle se réveillait inéluctablement en sursaut. Désorientée, son regard parcourait alors avec frénésie l'espace autour d'elle, sa respiration saccadée brisant le silence de la nature paisible qui l'entourait.
Chaque fois qu'elle avait le malheur de fermer les yeux, elle se retrouvait plongée dans ce même cauchemar. Sans être courageuse, elle n'avait jamais été lâche. La peur était un sentiment qu'elle avait expérimenté et surmonté un nombre incalculable de fois. Elle avait vécu dans la crainte d'être avalée toute crue par Kronos. Et elle avait survécu. Elle avait été terrifiée par les ténèbres des entrailles de son géniteur. Et elle avait recouvert sa liberté. Elle s'était battue contre les titans et les géants. Et elle avait remporté cette guerre. Elle avait dû être à la hauteur d'une fonction qu'elle n'avait jamais exercée. Et elle avait été une bonne reine. Elle l'avait vu se détourner d'elle pour une autre... Et revenir vers elle.
Le sort lui avait toujours été favorable. Jusqu'à ce qu'il ne le soit plus. La roue avait tourné. Il était revenu avec une autre. Elle avait été destituée. Reléguée aux oubliettes avec pour seules compagnes, la faim et la solitude. Emprisonnée pendant ce qui lui avait semblé être une éternité, on ne l'avait libéré que pour mieux l'assassiner. La jeune déesse sentait le désespoir poindre et s'emparer de son être. Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Elle avait été morte. Et elle était maintenant vivante. La chance était toujours de son côté.
Le soleil levant se fraya un chemin au travers de ses paupières closes teintant son monde d'un rouge rosé. C'était comme une promesse. Celle de survivre à cette journée. Elle ne se contenterait pas de l'aurore. Elle vivrait un autre crépuscule.
Son ventre produisit un son qu'elle n'identifia que trop bien. Sa main abandonna son cœur pour un organe tout aussi vital : son estomac. Le sommeil, la faim, la pérennité de son existence. Tant de concepts qui lui étaient devenus familiers et qu'elle n'avait pas cru expérimenter un jour. Elle avait été la princesse des Titans. Une fois son père déchu de son titre de roi, ce statut avait disparu, immédiatement remplacé par un autre. Elle s'était tenue aux côtés de Zeus, sœur et alliée du roi des dieux. Une fois reine, elle s'était hissée au rang de Rhéa et même Gaia.
Lorsqu'elle avait choisi de fuir celui qui avait été son époux, elle avait renoncé à tout cela. Elle n'était ni la fille d'un roi, ni la sœur d'un roi, ni l'épouse d'un roi. Elle n'était la déesse de rien. Elle était simplement Hera. Sans être mortelle, elle était considérablement affaiblie. La jolie rousse aurait probablement été atterrée si elle n'avait pas déjà expérimenté tout cela par le passé. Ce n'était pas la première fois qu'elle perdait sa couronne. Que son corps exprimait des désirs aussi primaires. La seule différence résidait dans le fait que cette fois, loin de subir, il s'agissait de son choix. Tant qu'elle répondait à ses besoins vitaux, elle vivrait éternellement. C'était certes une immortalité partielle mais cela lui semblait peu cher payé. Dormir, manger, ne pas se faire assassiner par la progéniture de son ex-mari. Une vraie promenade de santé. Elle partit en quête de son prochain repas tombant rapidement sur des buissons de baies aussi juteuses que vénéneuses. Elle ne put s'empêcher de tendre la main pour en effleurer une. Ses doigts se teintèrent de violet. Une beauté sauvage, aussi dangereuse que fragile. Cela lui rappelait quelqu'un... Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
- Non ! s'écria une voix dans son dos.
Elle se tourna et écarquilla les yeux.
- Elles sont venimeuses, poursuivit l'intrus en s'approchant.
Ça n'avait pas de sens. Les mortels n'existaient pas encore. Pourtant aucun doute n'était permis. Le jeune homme était revêtu d'une toge usée par le temps mais néanmoins propre. Encore une fois, elle se répéta que cela n'avait pas de sens. Sa petite voix intérieure se fit un devoir de lui rappeler que ce n'était pas la première incohérence qu'elle rencontrait depuis son retour dans le passé. Après tout, Kronos était mort immédiatement et le monde ne semblait pas être aux prises d'une guerre quelconque. Les fileuses avaient-elles détraquées le temps en remontant le cours de celui-ci pour elle ?
- C'est la première fois que je te vois ici. Est-ce que tu viens de Karioteka ?
Elle se pipa mot, essayant de remettre tant bien que mal ses idées en ordre.
- Tu es muette ?
Insolent. Ne pouvait-il donc pas la laisser tranquille. Elle retourna à la contemplation des baies. Il finirait par passer son chemin si elle l'ignorait. Le garçon n'avait de tout évidence aucune intention de se laisser congédier puisqu'il vint se placer à côté d'elle. Elle l'observa du coin de l'œil. Contrairement aux autres dieux et déesse qui se mêlaient beaucoup à leurs adorateurs, elle n'avait jamais eu l'occasion d'en voir un d'aussi près. Ses cheveux étaient d'un blond terne, presque châtain. Ses yeux étaient quant à eux d'un brun chaud. Il aurait pu être musclé s'il n'avait pas été si mince. Il ne semblait pas affamé mais il ne faisait pas de doute que ses repas n'avaient rien de copieux. Son teint halé laissait deviner un emploi en extérieur. Un pêcheur ou un agriculteur sûrement.
- Est-ce que tu comprends ce que je dis ? Elles ne sont pas bonnes. Pas bonnes, répéta-t-il en articulant avec exagération comme s'il s'était adressé à une malentendante.
Elle leva les yeux au ciel, exaspérée. Il ne remarqua rien, trop occupé à fourrager dans son sac. Il sortit de celui-ci une sorte de pain aux graines. Elle ne pouvait nier qu'il lui faisait envie. Après des jours à crapahuter dans la forêt le ventre vide, elle ne rêvait que de deux choses : un repas chaud et un lit douillet. Elle oublia son irritation, bien décidé à prendre ce qu'il lui offrait. Après tout ce n'était pas bien différente des offrandes qu'on brulait sur des hôtels érigés à sa gloire. La faim l'empêcha de revêtir un faux masque de dignité et d'indifférence. Elle lui arracha tout bonnement le malheureux pain des mains et le dévora. Ce n'est qu'une fois la dernière bouchée avalée qu'elle se rendit compte de l'image qu'elle devait renvoyer. Elle envisagea très sérieusement de le tuer, évaluant si la maigre pitance qu'elle venait d'ingurgiter suffirait à alimenter ses pouvoirs.
- Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-il sans se douter de l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
Elle prit alors conscience qu'il n'avait aucune idée de qui elle était. Non pas parce qu'il ne l'avait pas reconnu mais parce qu'elle n'était personne. Quelle importance qu'il l'ait vu en guenilles, ses cheveux semblables à un nid d'oiseau, sa peau brune de saleté. Elle n'était pas une déesse à ses yeux. Elle était simplement une mendiante à qui il avait fait la charité. Son esprit oscilla entre la honte et un sentiment qu'elle n'identifia pas immédiatement. Lorsqu'il lui tendit une gourde d'eau fraiche pour se désaltérer, un sourire idiot mais sincère aux lèvres, elle l'attrapa, toute traces de colère ayant disparu. Elle était ... reconnaissante.
- Moi c'est Janus.
Les trois vieilles pies avaient de l'humour c'était certain. La première personne qu'elle rencontrait après avoir tout abandonné était un mortel qui portait le nom du dieu des portes, et des choix. Du commencement et de la fin.
Hera aimait son prénom. La reine des Titans ne l'avait donné ni à Demeter ni à Hestia. C'était à elle qu'elle avait confié ces précieuses lettres réorganisées pour créer une identité nouvelle mais promise au même glorieux futur. Peut-être qu'elle voulait conserver un peu de ce qu'elle avait été. Rhéa, Hera ... Rahé. Elle ne pouvait qu'espérer une fin moins sombre à celle qu'elle était devenue.
- Rahé.
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À bientôt pour un nouveau chapitre !
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Oh My Goddess!
ParanormalSi vous aviez une chance de tout reprendre à zéro, qu'est ce que vous changeriez ? C'est un choix que se voit offrir Hera, la reine des dieux. Peut-on échapper à son destin ? Et surtout à quel prix ?