Épilogue

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— Je peux très bien me débrouiller seule, j'ai pas besoin d'une nounou !

— Tu tiens à peine debout, je ne comprends pas pourquoi tu refuses de continuer à t'appuyer sur moi

Val me lance un regard empli de rage et, bien que j'aie fini par apprendre à la connaître ces deux dernières semaines, j'ai tout de même besoin de rassembler tout mon courage pour ne pas fuir en courant. Le souvenir de tous les coups qu'elle m'a donnée depuis mon arrivée dans la tribu est encore bien trop vif.

La chasseuse, qui jusqu'à présent prenait appuie sur mon épaule, se redresse d'un air fier et se dirige à grands pas vers le village qui commence à être visible entre les arbres. Je la suis en l'observant, inquiète. Je n'avais malheureusement rien pour suturer sa blessure et la jeune femme a perdu beaucoup de sang avant qu'elle ne décide de prendre les choses en main. Je l'ai regardée, horrifiée, chauffer la lame de son couteau jusqu'à ce qu'elle rougisse, puis la plaquer contre sa plaie béante. Le hurlement de douleur qu'elle a poussé à ce moment-là est encore présent dans certains de mes cauchemars qui sont nombreux depuis que nous avons fui la plaine où s'est déroulée la bataille. Enfin, je devrais plutôt parler de massacre.

La Ville a été impitoyable, bien décidée à punir les Sauvages qui ont osés l'attaquer avant de fuir. Nous avons à peine eu le temps de rejoindre une grotte que Val connaissait avant que les averses les plus abondantes qu'il m'ait été donné de voir ne s'abattent violemment sur la forêt. La pluie a durée trois jours sans interruption, ne nous laissons aucun répit. Lorsque nous avons enfin pu sortir de notre abri, nous n'avons pu avancer que d'une demi-journée avant que les averses ne reprennent. À cause de cela, et de la blessure de Val qui nous a ralenti, le voyage du retour nous a pris presque deux semaines au lieu des quatre jours habituels. Les Habitants, incapables d'éprouver la moindre émotion, n'auraient jamais ressenti ce besoin de vengeance face à cette attaque désespérée et vouée à l'échec. Cela me conforte dans l'idée qu'au moins quelques personnes, peut-être tous les dirigeants, sont capables de ressentir.

Nous arrivons dans le village qui est étrangement calme en cette fin de soirée. Par une aussi belle nuit, la tribu aurait dû se réunir sur la place du village et nous aurions dû pouvoir les entendre depuis la lisière de la forêt. Nous croisons bien quelques rares personnes qui nous regardent avec de grands yeux et nous souhaitent un bon retour, mais les rues sont pour la plupart vides. J'aperçois également autre chose d'inhabituel : devant toutes les portes d'entrée des maisons se trouvent des chandelles allumées, parfois même plusieurs.

— Pourquoi les gens ont-ils posés des bougies devant leur porte ? Ce n'est pas un peu dangereux ?

Val m'observe comme si j'avais dit quelque chose d'improbable, j'ai souvent le droit à ce regard lorsque je discute avec elle, mais elle ne fait jamais de remarques à ce sujet.

— C'est parce qu'ils espèrent que leurs proches vont revenir. Lorsqu'ils auront enfin accepté qu'ils sont morts, ils éteindront les bougies. S'ils les ont allumés, c'est que d'autres sont rentrés avant nous et les ont prévenus qu'on a perdu. Maintenant qu'on est là pour leur dire à quel point on s'est fait rétamés, beaucoup de gens vont arrêter de les poser devant leur porte.

J'observe les nombreuses flammes illuminant la rue, le cœur lourd. Tant de personnes vont devoir faire un deuil douloureux ces prochains jours.

La jeune femme se dirige vers une partie du village que j'ai rarement traversé et je la suis, même si cela m'oblige à faire un détour. Malgré son air assuré, je peux la voir vaciller par moment et je crains qu'elle ne s'écroule au sol. Sa fierté l'empêche de l'admettre, mais sa blessure et la pluie l'ont fortement affaiblie.

Nous arrivons devant une des maisons du village qui possède encore un toit de chaume et, sans un mot, Val me salue de la main et se dirige vers elle. J'ai insisté pour qu'elle aille voir la guérisseuse dès son arrivée, mais elle a refusé. Elle éteint avec son pied les quatre bougies posées devant la porte avant d'entrer, j'entends aussitôt des exclamations et des pleurs venant de l'intérieur.

Je reprends mon chemin, maintenant que je me retrouve seule, la douleur refait surface. Je renifle afin de retenir mes larmes tout en essayant de faire taire la partie de moi qui me murmure que je ne reverrai jamais Alex. Maintenant que je suis de retour dans la tribu, son absence se fait encore plus ressentir, devient plus tangible. Cependant, j'ai encore de la peine à réaliser que, si je me rends chez lui, il ne sera pas là pour m'accueillir.

J'arrive devant la maison d'Ash et je m'arrête un instant pour trouver la force de frapper à la porte. J'observe les deux bougies allumées devant celle-ci, la gorge serrée. Après quelques minutes, je m'avance et toque.

— C'est pas vrai, je t'ai déjà dit trois fois que je n'ai plus de baume contre les démangeaisons ! J'irais chercher les ingrédients demain !

La guérisseuse sort de la maison, furieuse, avant de se figer lorsqu'elle m'aperçoit. Elle a beaucoup maigri depuis que j'ai quitté la tribu pour rattraper Alex, ses joues se sont creusées et ses habits sont devenus trop amples pour elle.

— Oh, Ellie. T'es revenue !

Ash se précipite vers moi et me sert avec force contre elle. Elle se met à pleurer et, incapable de me retenir plus longtemps, j'éclate également en sanglots.

— Je suis arrivée trop tard, hoqueté-je. L'attaque avait déjà commencé.

— Je suis désolée, Ellie. T'as fait ce que t'as pu, ça va aller.

Non, ça n'ira pas, comment cela pourrait-il aller maintenant qu'Alex n'est plus là ? Ash me fait entrer chez elle et, pendant que je ferme la porte, je remarque qu'une des deux bougies s'est éteinte et que la seconde vacille dangereusement sous la brise. Je m'agenouille devant elle et mets mes mains en coupe autour de la flamme afin de la protéger du vent.

Alex n'est pas encore mort, j'en suis certaine. La Ville a choisi une arme non létale pour combattre les Sauvages, il doit bien y avoir une raison à cela. Il y a donc un espoir, aussi faible soit-il, et je compte bien retrouver Alex. Quoi qu'il m'en coûte. 

Sans émotions Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant