Chapitre 33

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Alors que la pluie se transforme en véritable tempête, Alex se rue sur la cheminée pour éteindre le feu qui grésille déjà en raison des nombreuses gouttes qui tombent à travers le conduit. Pendant qu'il ferme le volet et condamne l'entrée de la cheminée, je saisis les linges qu'Ash ma donnée pour pouvoir combler les interstices des fenêtres et de la porte.

Une fois que la pièce est devenue étanche, du moins autant que possible, nous levons la tête en direction du toit. Pour le moment, il semble tenir bon, mais reste à voir si cela sera toujours le cas dans deux semaines.

Puisqu'il nous est impossible de trouver le sommeil maintenant que la longue pluie a commencé, nous nous asseyons autour de la table. Nous passons un long moment en silence, Alex ne cesse de faire tourner sa tasse vide entre ses doigts. Il a les sourcils froncés et semble soucieux, j'aimerais pouvoir lui remonter le moral, mais je risque de ne faire qu'augmenter sa tristesse avec ma maladresse.

— Je déteste la longue pluie, finit-il par déclarer. On peut pas allumer de feu alors on peut pas faire de thé, et c'est le seul truc qui calme cette saleté de grand mal.

— Tu commences à te sentir malade ? Tu as de la peine à respirer ?

— Non, non, t'inquiètes pas.

Malgré son ton rassurant, mon inquiétude grandit. Si Alex commence à développer des symptômes, ce sera de ma faute. Sans moi, il serait à l'abri, chez lui, au lieu de risquer sa vie pour tester l'étanchéité du toit que nous avons fabriqué.

Chaque goutte qui s'écrase sur les tuiles fait l'effet d'une goutte d'huile embrasant mon anxiété. Lorsque mes nerfs ne peuvent plus supporter ce son, je brise le silence qui s'est de nouveau installé entre nous.

— Beaucoup de gens tombent malades pendant la longue pluie ?

— Tout le monde tombe malade. Tout le monde. Mais certaines personnes sont plus fragiles que d'autres et on a beaucoup de morts chaque année, surtout chez les vieux et les tout petits.

Alex semble disposé à discuter ce soir, c'est l'occasion pour moi de lui poser une question qui m'est venue plusieurs fois en tête depuis notre rencontre. Après avoir pris une grande inspiration pour me donner du courage, je me force à articuler les mots.

— Dis-moi, est-ce que tu as déjà vu des Habitants de la Ville ? Tu as l'air de savoir beaucoup de choses sur eux.

— J'en ai pas vu beaucoup, j'ai dû croiser deux groupes dans ma vie. À chaque fois, ils portaient ces habits bizarres, comme ceux que t'avais quand je t'ai trouvée. Et leurs visages... on dirait qu'ils s'en fichent de tout. D'ailleurs, c'est sûrement le cas, puisqu'ils nous attaquent pas quand ils nous aperçoivent. Ils se contentent de nous regarder et ils lèvent leurs armes que si on s'approche d'eux. Ils sortent parfois de la Bulle, même si on a jamais vraiment compris ce qu'ils font une fois dehors. C'est comme ça que je sais à quoi vous, enfin ils, ressemblent. Il y a aussi les parents qui laissent leurs enfants dans la boîte qui nous racontent ce qu'ils voient. Apparemment, vous, euh ils, sont des sans-cœurs lorsqu'ils récupèrent les gosses.

À ces mots, le souvenir du garçon que j'ai trainé loin de sa mère me revient en mémoire. Aussitôt, la culpabilité s'abat sur moi et je ressens de nouveau de la honte face à mon insensibilité de l'époque. Ce sentiment est encore plus fort maintenant que je sais à quel point il est difficile d'arriver au milieu d'un peuple dont les coutumes sont si différentes de celles que l'on connaît.

— Est-ce que vous avez vraiment besoin de confier vos enfants à la Ville ? demandé-je en combattant la boule qui s'est formée dans ma gorge. Vous semblez vous en sortir sans problème dans cette tribu.

— On est tranquille la plupart du temps, c'est vrai, mais tu comprendras mieux après la longue pluie. Et lorsque tu vivras ton premier hiver parmi nous, aussi.

Pense-t-il réellement que la tribu me laissera rester avec eux aussi longtemps ? Nous ne sommes qu'au début du printemps, après tout. Après un long silence, je décide d'en profiter pour poser une autre question qui m'intrigue depuis quelques jours.

— Alex, j'ai déjà croisé les parents d'Ash, mais jamais les tiens. Ne vivent-ils pas dans ce village ?

Le jeune homme baisse la tête, mais j'ai le temps d'apercevoir de la tristesse sur ses traits. Il faut tourner une tasse vide un long moment entre ses doigts avant de reprendre la parole.

— Ma mère est morte quand j'avais sept ans. C'était la pire des longues pluies qu'on ait connu, elle a durée tout un mois. Elle avait les poumons fragiles et avait déjà de la peine à survivre les autres années. Elle avait aucune chance...

La souffrance s'affiche brièvement sur ses traits à ce souvenir. Je devrais changer de sujet pour ne pas qu'il repense à cet évènement douloureux, mais ma curiosité est trop grande.

— Et puis j'ai perdu mon père quand j'avais quatorze ans, le village avait décidé d'attaquer la Bulle et tous les chasseurs de l'époque avaient participés à la bataille. Il est jamais revenu. Aucun d'entre eux est jamais revenu.

Malgré la tristesse de la situation, son explication attise ma curiosité. Jusqu'à maintenant, aucun membre de la tribu n'avait mentionné d'attaque contre la Ville.

— Pourquoi ont-ils attaqués la Ville ? Je veux dire, qu'est-ce qu'ils espéraient obtenir en faisant cela ? J'ai toujours eu l'impression que c'était un geste désespéré.

— Sérieusement ? demande-t-il avec un amusement forcé. T'arrive pas à deviner ? Ellie, t'as aucune idée du nombre de morts qu'on a à cause de la pluie. Les Sang-Froids ont trouvés le moyen de se protéger d'elle et pas seulement grâce la Bulle. On en a déjà vu qui sont sortis sous la pluie avec des vêtements bizarres sans que ça les affecte. Il y a très longtemps, nos ancêtres ont essayés de les supplier pour qu'ils nous expliquent comment ils faisaient, ils les ont juste ignorés. Du coup, le seul moyen qu'on a d'apprendre comment nous protéger, c'est la force brute. Oui, c'est un geste désespéré comme tu dis. On a le choix entre tenter le tout pour le tout en sachant que nos chances sont minces ou d'accepter de voir les gens qu'on aime mourir lentement, étouffés par cette fichue maladie. Et puis...

— Et puis ? l'encouragé-je.

— Et puis, les Sang-Froids sont louches. On les a beaucoup observés et il y a souvent des groupes qui sortent de la Bulle, ils vont pas très loin mais ils patrouillent dans la forêt. Ils ont jamais été surpris par les averses, on dirait qu'ils savent quand il va pleuvoir. On dirait même qu'ils contrôlent les nuages, y a qu'à voir toute la foudre qu'il y a autour de l'arme qu'ils ont au sommet de la Bulle.

— Alex, c'est normal, ils savent vraiment quand il va pleuvoir. Je ne pourrais pas t'expliquer en détail comment ils font parce que je ne les connais pas, mais c'est une question de prédiction de la force du vent et des pressions atmosphériques. Les Anciens aussi en étaient capables, mais avec moins de précision. Quant aux éclairs, c'est normal aussi. La Ville se trouve dans une plaine dégagée, le canon sert de paratonnerre afin que la foudre ne s'abatte pas sur le champ magnétique ce qui risquerait de le désactiver.

Après mes explications, Alex retombe dans le silence, l'air contrarié. Nous restons un long moment assis à table, sans dire un mot, et malgré ma peur de voir le toit céder, un bâillement m'échappe et je frotte mes yeux qui me brûlent.

— C'est vrai qu'il est tard, dit le jeune homme en étirant ses longs bras. En tout cas, les tuiles ont l'air de bien tenir. On devrait aller se coucher.

— Tu as raison. Bonne nuit, Alex.

— Fais de beaux rêves, Ellie.

Je me glisse sous la couverture en repensant à tout ce que j'ai appris cette nuit. Malgré ma fatigue, une fois allongée, je n'arrive pas à trouver le sommeil et je n'arrête pas de me tourner entre les draps. De légers ronflements proviennent de l'endroit où est couché Alex. Ce bruit, bien que faible, me dérange et j'ai encore plus de peine à m'endormir. Je finis tout de même par succomber au sommeil, bien après mon ami.

Sans émotions Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant