Les yeux froncés et les lèvres serrées, le Sauvage attend que j'obéisse à son ordre et que je traverse la rivière. Malheureusement, la simple idée de mettre un pied dans l'eau m'effraie et je reste tétanisée.
— Très bien, murmure-t-il. C'est comme tu veux.
Il s'avance dans ma direction avec une attitude menaçante tandis que je recule afin d'échapper à son courroux. Sa main attrape mon bras pour m'empêcher de m'éloigner, et je me fige, prête à recevoir un coup. Cependant, l'inconnu se contente de se pencher en avant, cale son épaule contre mon abdomen, puis se relève et se dirige vers la rivière. Il me porte ainsi sur plusieurs mètres, nullement gêné par mon poids. Trop choquée pour réagir, je regarde le sol défiler sous mes yeux et je ressens un début de panique lorsque les galets sont remplacés par le courant.
Le Sauvage continue d'avancer comme si de rien n'était. À aucun moment, l'eau ne dépasse la hauteur de ses mollets et je ne peux m'empêcher d'avoir honte de ma peur irrationnelle, bien que je sache que je me mettrai à hurler de terreur s'il me déposait avant d'atteindre la terre ferme. Pendant que je ballote sur son épaule, j'aperçois des petits animaux dont les écailles argentées reflètent le peu de lumière qui filtre à travers le ciel lourd. Ceux-ci nagent prudemment à distance des chevilles de mon ravisseur. La rivière ne mesure qu'une dizaine de mètres de largeur et l'inconnu atteint vite la rive opposée où il me fait descendre de son épaule.
— Tu vois ? C'était pas si terrible.
Il se remet en marche, me tenant toujours par le bras. Nous nous contentons de longer la rivière, sans retourner dans la forêt. Je ne peux m'empêcher de jeter fréquemment des regards inquiets au ciel qui reste tout aussi gris à chaque fois que je lève la tête. Après une très longue marche durant laquelle j'ai dû encore m'arrêter plusieurs fois à cause de ma toux, le Sauvage bifurque vers les arbres et nous nous enfonçons parmi eux. Après quelques minutes à suivre un sentier plus petit que celui de ce matin, il s'arrête et me désigne un arbre.
— Assieds-toi ici.
Malgré ma réticence, j'obéis et il m'attache au tronc avec une corde qu'il sort de son sac. Il teste la solidité des liens, puis, sans un mot, retourne sur ses pas en me laissant seule. Ainsi immobile, je me mets très vite à trembler de froid. Je tends l'oreille, mais je n'entends pas le Sauvage, seul le son du vent dans les feuilles, le piaillement des oiseaux et le bruit des petites pattes des rongeurs sur les branches me parviennent. Le temps me paraît long à mesure que les nuages dans le ciel deviennent de plus en plus lourds et que l'obscurité se fait plus importante. Je commence à me demander si l'inconnu m'a abandonnée ici, condamnée à agoniser tandis que la pluie s'abattra sans relâche sur ma peau.
Soudain, sans pouvoir m'en empêcher, je prends plusieurs inspirations rapides à la suite avant d'expulser fortement de l'air par mes narines. J'ai déjà étudié ce symptôme durant mes temps libre dans la Ville, je viens d'éternuer, ça ne peut être qu'un mauvais signe.
Alors que je commence vraiment à m'inquiéter de mon sort, j'entends des bruits de pas qui s'approchent. Quelques instants plus tard, le Sauvage passe devant moi, il se contente de vérifier d'un regard que je suis encore attachée sans s'arrêter. Avant qu'il ne disparaisse de mon champ de vision, j'ai le temps de remarquer qu'il tient dans ses mains deux des animaux argentés recouvert d'écailles que j'ai aperçu plus tôt dans l'après-midi. Voilà donc ce qu'il faisait pendant tout ce temps, il pêchait. Je me demande comment il s'y est pris, de ce que j'ai cru comprendre de cette activité, elle implique une canne et l'inconnu ne semble pas en transporter une avec lui. Il n'a pas dû aller bien loin car je peux l'entendre s'affairer faiblement à distance, j'espère qu'il me laissera goûter aux animaux aquatiques, je suis affamée après cette longue journée.
Je commence à m'agiter, rester assise ainsi contre le tronc sans pouvoir bouger est inconfortable et j'éternue encore à plusieurs reprises. À cela s'ajoute ma peur grandissante de l'orage qui est sur le point de s'abattre sur nous. L'ambiance des bois a également changé. Dans l'obscurité naissante de la soirée, les longues branches commencent à ressembler à des doigts décharnés qui se tendent dans ma direction afin de se saisir de moi. Les cris agréables des oiseaux ont, quant à eux, été remplacés par des hululements plus graves et la brise semble murmurer de façon inquiétante lorsqu'elle traverse les épais feuillages de la forêt. Les bruits de pas des animaux me donnent l'impression de se faire plus lourds et plus proches, laissant présager que les rongeurs inoffensifs ont été remplacés par des créatures plus inquiétantes. Mon imagination est tellement stimulée par tous ces signaux que je dois me mordre l'intérieur de la joue pour m'empêcher de hurler de panique. Je retiens un soupir de soulagement lorsque, finalement, l'inconnu réapparaît pour me détacher.
Bien que je sache que si un quelconque danger devait apparaître, le Sauvage m'abandonnerait à mon sort pour se sauver lui-même, le fait de ne plus être seule rend les feuillages obscurs et les nuages sombres moins oppressants. Très vite, je vois la lueur orangée caractéristique du feu illuminer l'environnement et une odeur alléchante fait gronder mon estomac vide. Après avoir contourné un buisson particulièrement touffu, j'aperçois une autre grotte, plus petite que celle de ce matin, dans laquelle l'inconnu a établi son camp pour la nuit.
Il me fait m'asseoir auprès des flammes et je savoure la chaleur bienvenue ainsi que la senteur qui s'échappe des deux animaux aquatiques embrochés qui cuisent au-dessus du foyer. Je regarde avec envie les petites bêtes dont il a enlevé les écailles, mais, malgré ma faim, je n'ose pas y toucher. Ils appartiennent à l'inconnu, pas à moi, et je ne souhaite pas subir les représailles que mon avidité pourrait créer. Mon estomac manifeste bruyamment son désaccord et son envie d'être rempli. Le jeune homme attrape un des bâtons qui maintiennent la nourriture au-dessus des flammes et me le tend avant de prendre le deuxième pour lui-même.
Tout un animal pour moi ! Je n'aurai pas pensé que le Sauvage puisse être aussi généreux. Je mords à pleines dents dans la chair tendre et le goût le plus savoureux qu'il m'ait été donné de goûter jusqu'à présent envahit ma bouche. Tout de suite suivi par une sensation de brûlure sur ma langue. Je tire celle-ci en haletant dans une vaine tentative d'essayer de calmer la douleur.
— Doucement, conseille le Sauvage avec un sourire. Tu sais donc pas qu'il faut attendre que ça refroidisse ?
Non, je ne le savais pas. J'observe l'homme qui souffle sur son repas avant chaque bouchée et je l'imite. À cause de mes papilles gustatives blessées, la viande n'a plus tout à fait la même saveur, mais elle reste meilleure que tous les aliments que j'ai pu manger jusqu'à présent. Alors que je mâche, quelque chose se plante à l'intérieur de ma joue, provoquant une douleur aiguë, j'en ressors un minuscule objet allongé, blanc et dur. Un bout d'os. Je ne peux m'empêcher de soupirer, la vie était bien plus simple dans la Ville où les blocs de gelée insipide ne représentaient aucun danger.
Une fois mon repas terminé, je ferme les yeux et me laisse aller au sentiment de bien-être qui m'enveloppe. J'en oublierais presque mon corps douloureux, en particulier ma cheville qui me fait payer la longue marche du jour, et ma fatigue. Lorsque je rouvre les paupières, je vois le Sauvage poser sur le feu le conteneur qui fait bouillir l'eau. Cette fois, j'aperçois les feuilles qu'il jette dedans. Une fois cette tâche effectuée, il recommence à m'observer et je détourne la tête, gênée.
— J'ai plusieurs questions pour toi, dit-il après un long examen.
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Sans émotions Tome 1
Science FictionEleanor vit dans la Ville, une cité entourée d'un champ de force protégeant ses habitants de la pluie mortelle et des attaques extérieures. En échange, elle ne demande qu'une chose : abandonner ses émotions afin de vivre en harmonie avec les autres...