Chapitre 7

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— Debout, m'ordonne la garde blonde.

Je sens le métal entourant mes poignets se détacher de la table et je lui obéis. Pour la première fois, je lis le nom imprimé sur sa poitrine, Evangeline. Je jette un œil dans la salle, pas de signe de William, il a dû partir avant le début de l'interrogatoire. Étrangement, son absence m'angoisse, bien que je sache qu'il ne m'aurait ni aidée, ni protégée.

Evangeline se dirige vers la sortie et la force invisible m'oblige à la suivre. Elle m'emmène à un étage composé d'un très long couloir donnant sur de nombreuses chambres vides dont un des murs est transparent, nous permettant de voir à l'intérieur. La jeune femme me fait entrer dans celle qui est la plus proche de l'ascenseur, bien que plus petite, elle n'est pas très différente de celle dans laquelle j'ai l'habitude de dormir. Un lit adossé au mur, une cuvette et un lavabo surmonté d'un miroir, mais pas de bureau ni d'armoire.

Alors que j'observe le mobilier, j'entends la porte se refermer derrière moi et je me retourne, le mur à travers lequel on peut observer la cellule depuis l'extérieur est désormais opaque, m'empêchant de voir le couloir. Une trappe s'ouvre à environ un mètre du sol et j'entends la voix d'Evangeline en sortir.

— Passez les mains à travers l'ouverture.

J'obéis et je sens le métal tomber dans ses mains. Je masse mes poignets malmenés par les liens serrés tandis que la trappe se referme.

Maintenant que je me retrouve seule, la peur que je m'efforce de contenir depuis ma maladresse se déchaine. Je sens mon cœur à battre à un rythme effréné et j'ai de la peine à respirer. Je m'assieds au bord du lit, la tête entre les mains. Qu'est-ce qui va m'arriver ? Suis-je considérée comme défectueuse ? Quand vont-ils m'amener au centre de soin pour m'exécuter ?

Tandis que les questions se bousculent dans ma tête, mon bracelet se met à sonner. Je regarde l'écran et lis le message « allez dormir ». Je me couche avec l'impression qu'une centaine de kilos me comprime la poitrine. Je ferme les yeux, aussitôt ma conscience s'éteint, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

***

Mes yeux s'ouvrent sur un plafond immaculé, mon esprit s'allume sans transition, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

Les souvenirs des événements de la veille me reviennent aussitôt en mémoire et , incapable de tenir en place, je me lève pour faire les cent pas dans la pièce. Combien de temps dois-je attendre avant qu'ils ne viennent me chercher pour m'emmener ? Est-ce Francesca qui sera chargée de mettre fin à mes jours ? J'espère que non, je ne veux pas que ce soit le dernier visage que je vois avant de mourir. Je n'arrive pas à en expliquer la raison, mais je ne la supporte pas.

Pendant que je suis envahie par toutes ces questions, une trappe s'ouvre, à ras le sol cette fois, et un plateau repas est glissé à l'intérieur de la cellule. Je le récupère et essaie de le manger, mais j'ai la gorge tellement nouée que je suis incapable d'avaler le bloc insipide. Alors qu'il en reste encore la moitié, je repousse mon assiette, aussitôt une voix sort d'un haut-parleur situé dans un coin de la chambre.

— Eleanor, matricule 652379, finissez votre repas.

Avec un soupir, je me force à terminer mon assiette. Une fois la dernière bouchée avalée, je dois me retenir pour ne pas vomir tant mon ventre est désormais barbouillé. Je sens de la bile remonter jusqu'à ma bouche et j'essaie de prendre de grandes inspirations pour faire passer cet inconfort, mais cela n'a aucun effet.

Après de longues heures d'attente durant lesquelles je tourne en rond dans la pièce minuscule, la trappe s'ouvre à nouveau et la voix d'Evangeline m'ordonne de passer les mains à travers. Une fois l'objet métallique en place autour de mes poignets, la porte s'ouvre. Je sens le poids sur ma poitrine s'alléger lorsque mes yeux se posent sur William qui accompagne Evangeline.

Ils m'emmènent dans la salle d'interrogatoire de la veille dans laquelle je m'assieds docilement, aussitôt mes mains se collent de nouveau à la surface de la table. Je les entends prendre place derrière moi et j'attends patiemment que mes juges viennent me condamner à mort. L'attente est moins longue cette fois, quelques minutes après que j'ai pris place sur mon siège, Catherine et Zacharie entrent également dans la pièce.

— Nous avons les résultats de l'enquête que nous avons menée sur vous, commence Zacharie.

Je sens mon ventre se tordre d'angoisse. Je ne sais pas par quel miracle j'ai réussi à garder mon repas de ce matin jusqu'à maintenant, mais j'espère vraiment réussir à prolonger cet exploit. N'y tenant plus, je demande :

— Suis-je défectueuse ?

— Non, répond Catherine. Cependant, votre lit l'est.

J'ai soudain l'impression de flotter hors de mon corps et j'arrive de nouveau à oxygéner correctement mes poumons. Le lit ! Cela explique tout, forcément, puisqu'il régule le sommeil et efface les émotions. Pas étonnant que je commence à rêver et à ressentir s'il est endommagé.

— Nous l'avons remplacé, continue Catherine, cela devrait suffire à rétablir votre état normal.

— Donc, je ne serai pas exécutée ? demandé-je d'une voix tremblante.

— Ne vous inquiétez pas, me dit Zacharie de sa voix sans émotion, il nous faudra vous surveiller pour des raisons de sécurité, mais vous retournerez dans votre chambre habituelle dès demain.

— Combien de temps cela prendra-t-il avant que mes émotions disparaissent ?

— C'est un processus chronique, explique Catherine. Votre lit est probablement défectueux depuis plusieurs mois pour que vous en soyez arrivée à ce stade. Nous avons calculé à trente jours le temps nécessaire pour vous désensibiliser entièrement à nouveau.

Un mois. Je suis mitigée face à cette nouvelle, tout un mois avant que ma vie ne redevienne enfin normale, mais seulement un mois pour pouvoir profiter de mes émotions... Je ne sais pas si je dois me réjouir ou pleurer leur future perte.

— Il ne vous sera pas demandé de travailler dans ce laps de temps, m'annonce Zacharie, votre état actuel risque d'entraîner trop d'erreur dans vos analyses. Dans trente jours, vous serez convoquée au centre de soin afin que l'on s'assure que votre lit a bel et bien eu l'effet escompté. Suite à cet examen, vous redeviendrez une citoyenne contribuant au bon fonctionnement de la Ville.

— Je n'ai pas besoin de rester ici par mesure de sécurité ? interrogé-je, surprise.

— Non, ce ne sera pas la peine. Vous n'êtes pas considérée comme un réel danger pour la Ville.

Les deux dirigeants se lèvent et me disent en parfaite synchronisation :

— Bonne nuit, Eleanor.

— Bonne nuit, Catherine et Zacharie.

Je sens mes mains se décoller de la table et je suis William et Evangeline qui me ramènent dans ma cellule. Une fois mes entraves retirées à travers la trappe, je les entends me dire :

— Bonne nuit, Eleanor.

— Bonne nuit, William et Evangeline, murmuré-je.

Maintenant qu'ils savent que je ne suis pas défectueuse, j'ai de nouveau le droit aux formules de politesse, je trouve cela étrangement réconfortant. Ma chambre étant dépourvue de chaise, je m'assieds au bord du lit pour réfléchir à ce qui m'attend à présent. Je vais de nouveau vivre ma vie sans ressentir d'émotion et, maintenant que la peur s'est envolée, je me rends compte que cela n'est pas bien différent de l'autre option qu'est mon exécution. Dans les deux cas, je deviendrai insensible à ce qui m'entoure et plus j'y réfléchis, plus je me rends compte que je souhaite conserver mes émotions. Certes ils me tourmentent plus souvent qu'ils ne me procurent du plaisir, mais les rares moment de joie que j'ai réussi à en retirer jusqu'à présent valent à mes yeux l'angoisse et la peur dans laquelle je vis presque constamment.

Le repas du soir est servi à travers la trappe et cette fois, j'éprouve moins de difficulté à le manger. Je pose le plateau vide près de la porte et je retourne à mes réflexions. À vingt-deux heures, lorsque mon bracelet me signale qu'il est temps de dormir, je pose ma tête sur le matelas en ayant pris une résolution : celle de trouver un moyen de conserver mes émotions sans me faire exécuter. J'estime grossièrement à deux semaines le temps que j'ai devant moi avant que mes sentiments ne s'effacent de manière significative entraînant également mon instinct de survie avec eux. Je ferme les yeux, aussitôt ma conscience s'éteint comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur.

Sans émotions Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant