Chapitre 6

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Stupide, j'ai été stupide. Totalement stupide.

Je marche en direction du centre de soin, William sur mes talons. Je l'entends parler, mais je ne distingue pas ses mots, il doit être en train d'appeler du renfort. J'en ai la confirmation quelques minutes plus tard, lorsque je vois deux gardes, un homme et une femme, tous deux dans la vingtaine, m'attendre devant l'entrée du centre de soin. La femme, grande et blonde, porte dans sa main un objet métallique que je n'ai jamais vu auparavant. Lorsqu'elle s'approche de moi, je sens mon ventre se tordre d'angoisse et je dois rassembler toute ma volonté pour ne pas fuir en courant.

— Mettez les mains devant vous, les poignets écartés.

Elle approche l'objet inconnu en direction de mes bras, ce qui me permet de l'observe plus en détail. Il s'agit de deux barres d'une vingtaine de centimètres, reliées entre elles par une charnière, composées d'une multitude de petites plaques de métal qui ont l'air mobiles, mais solides. Lorsque l'instrument arrive à quelques centimètres au-dessous de ma peau, il saute des mains de la garde pour se refermer sur mes poignets avec un claquement sonore. Les parties souples se raccourcissent aussitôt afin que l'objet me serre et m'empêche d'éloigner ou de rapprocher mes avant-bras.

Un moyen de rendre les criminels plus inoffensifs, pensé-je, le cœur lourd. Je me demande quand ces entraves ont servi pour la dernière fois, et si elles ont servi auparavant. Après tout, les hors-la-loi sont inexistants dans la Ville.

La femme s'éloigne et, bien que rien ne me rattache à elle, l'objet autour de mes poignets exerce une traction importante dans sa direction ce qui m'oblige à la suivre. Lorsqu'elle s'arrête devant la porte pour laisser son collègue ouvrir la marche, l'objet me repousse, m'empêchant d'avancer. Elle doit porter un objet sur elle qui contrôle mes liens et me force à rester à une certaine distance.

Nous entrons dans le bâtiment et mes geôliers m'entraînent vers le couloir des salles d'examens. Nous nous arrêtons devant la porte six.

Par pitié, n'importe qui, mais pas... et mince !

Francesca est assise à son bureau, comme toujours absorbée par son écran.

— Assieds-toi, m'ordonne William.

Pendant que j'obéis, les gardes se mettent en position, mon conjoint derrière moi, la femme à ma droite et l'homme à ma gauche, tous trois guettent le moindre signe d'hostilité de ma part. Après une attente interminable, Francesca décolle enfin ses yeux de son ordinateur.

— Bonsoir, belle soirée, dit-elle sans s'adresser à quelqu'un en particulier.

— Bonsoir Francesca, belle soirée en effet, répondent les trois gardes à l'unisson.

J'essaie également de lui rendre ses salutations, mais ma gorge est tellement nouée que seul un son incompréhensible en sort. Mon cœur semble tenter une évasion hors de ma poitrine tant il cogne fort contre ma cage thoracique. Mon cerveau, quant à lui, m'a abandonnée et je n'arrive plus à aligner la moindre pensée cohérente.

On me prélève à nouveau du sang avant de m'amener dans la grande salle où, cette fois, la caméra reste focalisée sur ma tête, à la recherche du secret de mes émotions et de leur apparition. Francesca ne nous transmet pas les résultats et je suis escortée par le trio, toujours reliée à la femme par une chaîne invisible, à travers les rues en direction du bâtiment de la garde.

Pendant tout le trajet, je repense à cette fichue fourchette. Pourquoi a-t-il fallu que je parle à haute voix ? Si je m'étais contenté de la ramasser en silence, tout aurait été différent.

Stupide, j'ai été stupide. Totalement stupide.

Une fois arrivé à destination, mes trois sentinelles m'entraînent à travers de nombreux couloirs, mais je ne fais plus attention à ce qui m'entoure. Je suis bien trop occupée à me morfondre. On me fait entrer dans une pièce qui contient uniquement un bureau. William m'ordonne de m'asseoir et j'obéis, aussitôt, l'objet qui entoure mes mains se colle sur la surface de la table. J'essaie de bouger mes bras, mais mes poignets sont désormais cloués dessus. Pour une ville sans criminalité, la garde est étonnamment bien équipée.

Des pas se font entendre derrière moi et la porte se referme. Un, ou plusieurs, de mes gardes ont dû quitter la salle, cependant je n'essaie pas de me retourner pour vérifier si l'un d'entre eux est resté pour me surveiller. Mon cœur bat tellement vite que je peux sentir chaque pulsation au niveau de mes temps, mes oreilles commencent à bourdonner et je ressens de la peine à respirer. Je prends plusieurs grandes inspirations dans l'espoir de me calmer, en vain.

Après une attente interminable, deux personnes entrent enfin par la porte située du côté opposé du bureau. Il s'agit d'un homme et d'une femme, tous deux dans la cinquantaine. Le col de leur vêtement ainsi que le bord de leurs manches sont rouges, signalant leur statut de dirigeants, c'est-à-dire les personnes les plus hauts gradés dans leur métier. On prend mon cas au sérieux, très au sérieux même.

— Eleanor, matricule 652379, vous allez répondre à nos questions.

Je regarde l'homme qui vient de parler, incapable de prononcer le moindre mot. Il est roux malgré ses tempes grisonnantes et le sommet de son crâne dégarni. Je lis le prénom de mon interlocuteur sur sa poitrine, Zacharie. J'aurais dû me renseigner sur les noms des dirigeants lorsque j'en avais encore l'occasion, j'ignore à quelle branche du gouvernement il appartient.

— Depuis quand avez-vous des émotions ? demande sa collègue.

Contrairement à Zacharie, elle n'a pas encore de cheveux blancs. C'est même l'opposé, sa crinière épaisse est noire. Je reconnais le nom inscrit sur ses habits, Catherine. Même si j'ai vécu sans m'intéresser au monde qui m'entoure, je connais tout de même le nom de ma supérieure hiérarchique. Puisqu'elle est la responsable du secteur de la santé, Zacharie doit être en charge de celui de la sécurité. J'essaie de lui répondre, mais mon cerveau est incapable de formuler une phrase cohérente.

— Je... je... j'étais..., je me râcle la gorge. Je crois que c'était... c'était depuis...

Zacharie, qui m'écoutait de manière impassible jusque-là, intervient.

— Veuillez répondre clairement.

Le ton calme de sa voix m'effraie et me met mal à l'aise, j'aurais préféré qu'il me hurle dessus. Encore un aspect illogique qui accompagne mes émotions. Je prends une grande inspiration et, malgré mon cœur qui bat la chamade et la nausée qui menace de me faire rendre mon repas, j'arrive à aligner une phrase complète sans bégayer.

— Depuis un peu plus d'un mois... peu avant l'attaque des Sauvages.

— Et qu'avez-vous fait pendant ce mois ? interroge Zacharie.

— La même chose qu'avant, je continuais à suivre ma routine habituelle.

Les deux dirigeants ne m'ont pas lâchée des yeux depuis le début de l'interrogatoire. Mal à l'aise, je me tasse le plus profondément possible au fond de mon siège et rentre les épaules dans l'espoir de me protéger de leur assaut oculaire.

— Prévoyez-vous d'attaquer la Ville ? continue Zacharie.

— Non, répondé-je, surprise. Pourquoi voudrais-je m'en prendre à la Ville ?

— Pourquoi ne pas avoir consulté le centre de soin dès l'apparition de vos symptômes ? reprend Catherine en ignorant complètement ma question.

— Je ne voulais pas être considérée comme défectueuse.

Une sorte d'instinct de survie s'allume en moi. Quelque chose, peut-être ce que les Anciens appelaient une intuition, me dit qu'il vaut mieux taire la seconde raison. Qu'il est plus sage de ne pas avouer que je souhaite conserver mes émotions, malgré les problèmes qu'ils me créent.

— Avez-vous remarqué quoi que ce soit d'inhabituel pouvant expliquer l'apparition de vos émotions ?

Je réfléchis à la question de Catherine, j'essaie de me rappeler les jours qui ont précédé les premiers changements. C'est difficile, puisqu'à l'époque je ne faisais pas attention à ce qui m'entourait.

— Non, rien d'étrange, assuré-je après quelques secondes de réflexions.

Les deux dirigeants se lèvent et quittent la salle sans un mot ni un regard pour moi. Surprise par leur rapidité, je n'ai pas le temps de leur demander ce qui va m'arriver. Alors que la peur enfle en moi, j'entends des pas s'approcher par derrière.

Sans émotions Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant