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CHAPITRE NEUF

« Je m'approche du fauteuil roulant, la main tendue. Mais Hailey ne peut pas lever les bras. Elle est paralysée à partir du cou. »

* * *

   Un mercredi après-midi, je pars avec Emily rendre visite à son ex-meilleure amie paralysée par sa faute, à l'hôpital. Ma mère doit nous y emmener parce que le Cadillac Escalade d'Emily est au garage. Je lui explique que cette visite s'inscrit dans notre programme de convalescence post-cure. J'essaie de la convaincre qu'il s'agit d'un acte responsable. Elle est effrayée. Moi aussi. Mais on y va quand même.

   On passe prendre Emily chez elle et on traverse toute la ville pour aller jusqu'à l'hôpital Providence. Bien sûr, j'ai dit à maman qu'Emily était une super amie, très gentille, parfaitement normale et pas du tout détraquée. Mais quand elle la découvre en chair et en os, avec son visage bouffi et sa coupe de cheveux bizarre, elle est un peu horrifiée. Cependant, elle ne fait aucune remarque. Il faut reconnaître une chose à propos de ma famille : on a de bonnes manières.

  Ma mère nous dépose devant l'hôpital. À l'intérieur, Emily institue pour acheter des confiseries à la boutique. Alors on fait la queue et on prend une énorme boîte de petits bonbons acidulés : Hot Tamales, Mike and Ike, Jujubes, etc.

— Hailey aime les Hot Tamales.

Sur ces mots, Emily s'attaque aux Jujubes. Elle les fourre par deux dans sa bouche et ses joues se remplissent de bonbons.

   Je suis Emily dans les couloirs de l'hôpital. Elle connaît le chemin. C'est flippant de marcher dans ces longs corridors, sans fenêtre, sans air. Emily n'a pas l'air impressionnée. Égale à elle-même, évaporée, elle avance à toute allure en bousculant des gens, sans attention à ce qu'il y a autour d'elle à moins que ce ne soit un docteur mignon. Ou n'importe quelle personne de sexe masculin âgée de quinze à quarante-cinq ans.

On appelle l'ascenseur et on monte au deuxième étage. Emily est en train d'engloutir les Jujubes. Je n'ai jamais vu quelqu'un mâcher autant de bonbons à la fois. Elle me stresse. Je suis de plus en plus nerveuse en pensant à ce qui nous attend.

   Les portes de l'ascenseur s'ouvrent. Encore un couloir. Emily se déplace à une vitesse supersonique. Je dois secourir pour rester à sa hauteur. Arrivées devant la chambre de Hailey, elle entre sa frapper. Mais la pièce est vide. Il n'y a personne dans le lit.

— Je sais où elle est, affirme Emily en m'écartant pour reprendre sa marche frénétique.

   Au bout de l'étage, on aperçoit une fille brune assise dans son fauteuil roulant. Elle a une expression douce et une petite tête toute triste. elle traîne là, sans rien de spécial à faire. Quand elle nous voit, son regard change. Ses yeux reflètent soudainement une crainte profonde.

— Salut Hailey, lance Emily avec un début de mitraillette. Voici Kaylee, la fille dont je t'ai parlé. Tu te souviens ? On a vécu dans la même maison pendant la cure. On est devenues amies et on traine ensemble de temps en temps. On a décroché toutes les deux, on ne touche plus à l'alcool ni à la drogue. On essaie de se faire de nouveaux copains — qui ne boivent pas, de préférence. C'est un conseil qu'ils nous ont donné en désintox. Elle est très sympa, intelligente, comme toi, et a de bonnes notes. Je suis sûre que vous vous entendrez bien toutes les deux. Je t'ai apporté des Hot Tamales, tes préférés. Je sais que tu les adores. J'ai aussi pris des Mike and Ike goût fruité. Et des Jujubes.

   En disant cela, Emily m'attrape par le coude et me pousse en avant.

   Je m'approche du fauteuil roulant, la main tendue. Mais Hailey ne peut pas lever les bras. Elle est paralysée à partir du cou. Je laisse retomber ma main. Hailey me fixe en silence. Franchement, son visage me brise le coeur.

   Une infirmière déboule dans le couloir et se précipite vers nous. Elle n'a pas l'air heureuse de voir Emily.

— Vous êtes un peu en retard, mesdemoiselles. L'heure des visites est terminée.

— Je voulais que Hailey rencontre mon amie, Kaylee, se défend Emily. Je crois qu'elles vont bien s'entendre toutes les deux et je parie qu'elles seront bientôt super copines. Hein, Kaylee ? T'aimes bien Hailey, non ? Vous pourriez... euh... jouer aux échecs sur l'ordinateur, par exemple ?

   Emily perd un peu les pédales. Elle ne peut plus s'arrêter de parler.

— Moi, je ne sais pas jouer aux échecs. Je suis nulle aux jeux de société, en général. Alors que Hailey est très bonne pour ça. Pas vrai, Hailey ? Je me rappelle que tu adorais le jeu de l'oie, quand on était petites. Et le Monopoly. Tu voulais toujours y jouer. Moi, ça m'ennuyait. Je crois que je n'ai jamais pu tenir en place.

   Contrariée par le comportement d'Emily, l'infirmière saisit les poignées du fauteuil roulant et s'éloigne de nous.

— Hé ! Vous pouvez lui donner ces Hot Tamales ? Ce sont ses bonbons préférés !

   Comme l'infirmière refuse de prendre la boîte qu'elle lui tend, Emily la pose sur le plateau du fauteuil, sous le nez de son ancienne amie.

   C'est évident, cette femme prend Emily pour une fille dangereuse. Hailey aussi. Elles nous tournent le dos et disparaissent au bout du couloir pendant que nous restons plantées là, Emily et moi.

   Dans l'ascenseur, Emily ne décroche pas un mot. Dès que les portes s'ouvrent, elle fonce dans le hall d'entrée. Elle se jette vers la sortie. je suis obligée de courir et quand j'arrive enfin à la rattraper, elle s'arrête brusquement, se retourne et s'écroule sur une chaise près des portes coulissantes. Je ne comprends pas bien ce qui se passe, mais je m'assois et je pose ma main sur son dos pour la calmer.

— Oh non, oh non, oh non, gémit-elle, les points enfoncés dans ses manches noires.

   Elle est toute recroquevillée, tellement penchée que son front touche presque ses genoux.

— Ça va aller, Emily.

— Tu comprends maintenant ? Tu vois de quoi je parlais ?

   Je lui réponds que oui, même si, au fond, je n'en suis pas vraiment sûre.

— C'est moi qui ai fait ça ! Moi ! Et les gens veulent que je prenne un boulot ? Que je continue à vivre comme si de rien n'était ?

    Elle se couvre les oreilles avec les poignets.

— Ça va aller, je lui répète.

— Je voudrais être morte, murmure-t-elle, les yeux rivés au sol. Je t'assure. J'ai jamais voulu être ici. Je mens pas.

   Elle se lève d'un bond et franchit la porte à toutes jambes. Je la regarde partir. Où va-t-elle ?

   Je cherche mon portable au fond de mon sac et j'envoie un texto à ma mère pour l'avertir qu'on risque d'être plus longues que prévu.

Addiction | réécriture [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant