CXLX. Entre Destin Et Rubans

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Ce qu'il venait de me dire, ou plutôt ce que j'avais réussi à lui arracher était terrifiant. J'avais du mal à imaginer que ma seule existence puisse provoquer une telle catastrophe : il ne s'agissait pas moins du réveil d'une personne dotée d'une force obscure et destructive !

Mais ce qui me terrifiait le plus était que j'y croyais. J'avais l'impression que les pièces du puzzle – bien qu'encore loin de s'assembler, apparaissaient une à une...

Pour réprimer cette sourde angoisse qui me serrait la poitrine, je me mis à dresser une liste -courte - mentale des choses que je savais déjà.

J'étais le Phénix et la Tuar était la prophétie me concernant. Cette prédiction m'augurait un destin de díoltas ou de dólás, soit de vengeance ou de grande tristesse, l'hésitation entre les deux termes étant due au piètre état du livre. Mais de toute manière cette hésitation m'importait peu puisque Nikolas avait précisé que l'ambiguïté avait pu être voulue.

Et puis il y avait ce vieil homme, dont la voix caverneuse résonnait encore dans ma tête : « trist mørke ».

Qu'avait-il pu bien se passer jadis entre les jumeaux Wolf et Ianira pour qu'une prophétie aux semblants de malédiction soit prononcée ? Nikolas avait un jour émis l'hypothèse qu'il aurait eu un Originel, le premier Phénix, leur père. Celui-ci aurait vécu un malheur digne de vengeance. Et ma destinée, semblable à la sienne si sombre, serait... de faire tout pour qu'elle ne se répète pas une seconde fois.

Tout ceci est fort plaisant, tentai-je d'ironiser, sans succès.

Je ne me duperais pas moi-même : cette liste me faisait peur comme jamais rien ne m'a effrayée. Cette fois, il ne s'agissait pas de faire face au passé ou même au présent, mais d'assumer un futur inéluctable écrit depuis des siècles et que je ne pourrais éviter qu'avec mes seules forces. Forces bien maigres comparées à celles de ce monde de Lunns qui m'était encore si obscur et dont le représentant le plus énigmatique était probablement Nikolas -un mystère à lui tout seul.

Comment pourrai-je demander à un mystère d'en révéler un autre ?

Je jetais un regard absent sur ce que je venais de faire tomber sur le sol ciré de la Salle de Bal. Ramassant précipitamment le ruban de satin rouge, je repris contact avec le monde extérieur. Je me trouvais avec les autres maîtres dans une immense pièce toute en longueur entourée de colonnes, au pied de chacune desquelles était disposé un siège de velours rouge. Pendus au haut plafond, il y avait sept énormes lustres dont les multiples pendants de verre faisaient se mirer d'une façon étrange l'aura lumineuse des centaines de bougies du gigantesque sapin et la lumière tremblotante du feu de la cheminée de pierre -tout aussi démesurée-, dont l'âtre s'ouvrait comme une gueule rougeoyante. Située dans le bâtiment des Voksen, juste derrière le réfectoire, la Salle de Bal était l'endroit où se dérouleraient le Grand Dîner, le Bal et les festivités.

J'étais un peu intimidée de me retrouver au milieu de tant d'élèves. En effet s'affairaient autour de moi non seulement des Nyfødt, des Barn, des Tenåring mais aussi des élèves -et des professeurs- que je n'avais jamais vus, et que j'identifiais à la couleur de leur cravate lapis-lazuli ou ambre comme étant respectivement des Voksen et des Stamfar.

L'absence de Nikolas accentuait ma solitude : maîtres et chiens avaient été séparés. Pendant que les seconds décoraient le réfectoire, les dortoirs et l'extérieur (les tâches ingrates finalement), les premiers organisaient, coordonnaient et décoraient la Salle de Bal et son sapin gigantesque.

L'école étant située en Norvège, elle conservait les traditions de ce pays à l'exception de certains petits arrangements. Au sapin seraient certes accrochées avec du fil rouge des pommes de pin de mélèze, des rouges-gorges fabriqués en contre-plaqué, de petits cœurs en feutrine rouge et des rubans de satin rouge noués (ce que j'étais d'ailleurs en train de confectionner) ainsi que de petites guirlandes vertes ; mais il y aura aussi pendu aux branches de l'arbre de Noël des demi-lunes rouges, symbole par excellence de Lunns rouges et bien sûr la décoration "secrète" de chacun. De même, à la ronde traditionnelle norvégienne se substituerait la valse, considérée comme plus aristocratique.

Je retins un soupir devant le panier rempli de rouleaux de rubans posé à ma gauche. Afin de ne pas me faire remarquer et surtout pour pouvoir penser à mon aise, je m'étais directement proposée lorsqu'une grande jeune fille au teint diaphane et à la cravate ambre avait demandé à ce que quelqu'un confectionne les nœuds de satin.

Assise sur un des sièges de velours rouge (très confortables au passage), un ciseau à la main, une corbeille à ma droite, je coupais, nouais, posais, coupais, nouais, posais... désespérant de ne pas voir le panier de gauche diminuer au profit du panier de droite.

Situation coquasse, pour un Noël qui s'annonçait particulier à bien des égards...

***

[NdA : Elle ne sait pas ô combien elle a raison...]

Selena - Les Lunes JumellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant