CLXIII. La Jolie Pestouille

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Pour la première fois, la sonnerie stridente du matin ne me donna pas envie de commettre de meurtre et l'eau glacée du robinet m'arracha presqu'un sourire au lieu des habituels soupirs.

Je fis même quelques pas de danse en pliant mon épaisse couverture brune sur mon oreiller.

J'étais dans un état étrange. Une joie profonde et légère mais teintée d'appréhension, comme si ce que j'avais découvert n'était qu'un rêve, une idée. M'étais-je fait des films toute seule ? Le doute subsistait, bien que je ne me connaisse ni comme un cœur d'artichaut ni comme fleur bleue.

Tu es une anémone.

Cette pensée m'arracha un sourire alors que l'image de son trouble à la lecture du livre me revenait. Saisissant mes clefs sur le placard-commode, je forçai mes lèvres à s'abaisser dans une moue blasée. Kafée n'était pas censée être de trop bonne humeur.

Je m'étais préparée si vite que je me trouvais parmi les premiers à attendre l'ouverture du self, qui ne tarda pas. Balayant la file du regard et ne trouvant pas de chevelure ébène, je retournai à l'extérieur, bousculant quelques gourmands matinaux au passage.

Et j'attendis.

Au bout de quelques minutes, littéralement frigorifiée et lassée de surprendre dans le brouhaha de pensées des élèves qui franchissaient la porte des « masochiste », « folle » et autres épithètes – ils étaient très inventifs, je me décidai à prendre mon petit-déjeuner également.

Quand il y avait beaucoup de monde et que ce monde n'avait pas de pensées importantes, c'est-à-dire permettant la réflexion, traduisant les sentiments... mais plutôt des pensées futiles du genre de « elle reste longtemps celle-là dis-donc » ou « un chien abandonné ! » comme c'était le cas le matin quand chacun émergeait de la nuit ; je me permettais d'étendre un peu mon esprit. Je savais que si je rencontrais des piques, il y aurait de grandes chances que ce soit ou un professeur ou Nikolas.

Les professeurs mangeant à part, je cherchais Nikolas de cette façon.

L'heure tournant et les regards appuyés des élèves me forcèrent à avaler la dernière gorgée de mon thé et à rendre mon plateau.

Nikolas sautait donc son petit-déjeuner ce matin ?

Tout en ajustant consciencieusement mon écharpe afin de limiter la congélation qui m'attendait à l'extérieur, je jetai un regard absent à travers les carreaux de la porte de bois ouvragé.

Il me sembla apercevoir, déformé par le vieux verre, une silhouette noire sous un lampadaire. Sortant de la poche de mon manteau mon bonnet, je l'enfilai en deux temps trois mouvements et m'engouffrai dans la nuit glaciale.

En effet, c'était bien Nikolas, de dos, assis sur un vieux banc en plein blizzard, baigné de la lumière jaune du réverbère et sur les cheveux duquel se reflétaient les lumières bigarrées des guirlandes suspendues çà et là.

Il semblait profondément plongé dans ses pensées puisqu'il ne leva pas le tête alors que je contournai une guirlande qui pendouillait. M'avait-il seulement entendue ? Alors que je me rapprochai, je tentai de distinguer son visage à travers les flocons qui tombaient dru.

Kafée ?

Tiens donc, la voix de Nikolas avait pris quelques octaves. Je me retournai pour voir un visage angélique encadré de longues boucles noires qui m'adressa un sourire rouge.

Kafée ? répéta-t-elle, attendant visiblement une réponse alors que j'étais plantée devant elle en train de l'écouter.

Oui, Zella ? articulai-je consciencieusement.

J'eus un sourire pincé. J'avais une furieuse envie de lui donner une claque.

Respire. Inspire. Subis en silence.

Elle coula un regard vers Nikolas par-dessus mon épaule puis revint sur moi. Un éclair passa dans ses yeux ambre.

Suis-moi.

Son ton n'admettait pas de réplique. Je levai les yeux au ciel et me retins de sortir le couteau de l'étui fixé sur mon mollet pour...

Peut-être un peu exagéré.

Je souris avec le plus d'hypocrisie possible.

Bien sûr.

Elle avait déjà commencé à marcher lorsque je reposai les yeux sur elle. Je dépassais Sin (tiens, tellement discret celui-là que je ne l'avais pas remarqué) qui fixait Nikolas. Mais croisant mon regard, il baissa les yeux aussitôt.

Sa servitude m'insupportait. Espérons qu'il ne pousse pas le zèle jusqu'à répéter ma maladresse de la veille à son maître.

Je traînai des pieds dans la neige, laissant un sillon grisâtre dans l'épaisse couche immaculée.

En fin de compte, Zella ne voulait rien de plus qu'un renseignement sur quelqu'un de ma classe de Nyfødt, renseignement que je ne pus lui fournir car je n'en avais pas envie, elle m'énervait et... je ne connaissais pas la personne en question

J'eus le droit à un froncement de sourcils ponctué d'un gracieux jeté de cheveux sur l'épaule, puis elle s'en retourna sans plus faire attention à moi. La peste.

Mais lorsque je retournai au banc, il n'y avait plus personne. Je m'y assis, déçue.

L'expression de Nikolas. J'aurais mis ma main à couper que c'était de la tristesse.

Selena - Les Lunes JumellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant