Selena - Les Lunes Jumelles

CXXX. Inspection « Artistique »

Je poussai la lourde porte ouvragée en faisant attention à ne pas faire de bruit. Il ne s'agissait pas de se faire virer par le bibliothécaire à peine entrés.

Alors que je commençais à me diriger à l'endroit où j'avais subtilisé le livre vert à Nikolas, celui-ci tendit le bras devant moi pour me barrer le chemin.

Je l'interrogeai du regard.

— Faisons attention aux caméras et à ne pas rester trop longtemps dans les rayons qui nous intéressent.

J'acquiesçai et posai la main sur son bras.

— Tu me montres toutes tes cachettes ?

J'eus le temps d'apercevoir un sourire se dessiner sur ses lèvres alors qu'il se retournait et commençait à arpenter les rayons.

Comme, apparemment, il connaissait mieux cette bibliothèque que moi, je le suivis. Il ne s'agissait pas qu'il glisse discretos un ou deux livres dans sa serviette.

Arrivés à l'extrémité de la bibliothèque, il empoigna la rampe ouvragée et gravit l'escalier en colimaçon. Passant devant une peinture murale encerclée d'or représentant une jeune femme qui louchait, je le suivis, gardant mes yeux bien droits dans leur orbite, sans quoi les raides marches auraient raison de moi.

Comme lors de ma dernière visite, la hauteur des étagères et la profondeur de l'espace qui séparait l'étage du rez-de-chaussée favorisaient une impression d'écrasement. Mieux valait ne pas être claustrophobe.

Toute à mes pensées, je perdis de vue Nikolas et me retrouvai seule devant une échelle. Me repérant par rapport à la passerelle qui fendait le trou central, je remarquai que j'étais dans une partie du niveau que je n'avais pas encore inspectée... Mais au vu de la poussière qui s'accumulait sur les ouvrages, ceux-ci ne devaient pas être « inspectés » souvent, ce qui pouvait se révéler être une bonne chose, s'il s'agissait de livres parlant de sujets interdits ou tabous.

Je passais ma main sur les tranches des livres, lisant les titres estompés par le temps et la saleté.

« Exploration de l'inconscient », « Méthode point par point pour analyser une expérience de télépathie »

Je ne comprenais pas comment était rangé cet endroit. J'espérais au moins que les livres soient rangés par thème.

Ouvrant ma serviette, j'y glissai le volumineux « Méthode point par point pour analyser une expérience de télépathie ».

« la pensée plus que la parole », « formes, couleurs et matière des pensées », « les dangers des pensées contraignantes »

Ce devait être le coin dédié aux écrits philosophiques de Lunns rouges ignorés de leurs pairs.

J'avançai quelques pas plus loin :

« Lunns, penseurs de l'univers »

Etrange, ils ne précisaient pas Lunns rouges. Peut-être était-ce si évident pour eux qu'ils en occultaient l'existence des Lunns bleus.

J'étais parvenue à la fin du rayon. Il était temps que je trouve Nikolas pour le surveiller.

Sans faire plus attention aux livres devant lesquels je passais, j'arpentai les longs couloirs en pensant qu'ils étaient murés d'œuvres aussi vieilles que les murs de cette école.

Je finis par apercevoir l'objet de mes recherches. Tout en m'avançant lentement vers lui, je le détaillai.

Nonchalamment adossé à l'étagère, il lisait un vieux livre, ses boucles ébènes me dissimulant son regard. De temps à autre, il tournait la page de ses longs doigts et rejetait en arrière d'un mouvement brusque la mèche qui lui tombait devant son seul œil vacant. Sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers d'une respiration profonde, et l'on devinait une musculature peu commune...

Je stoppai ma critique artistique en croisant son regard.

Je ne saurais dire s'il m'avait entendue venir, tant il semblait plongé dans sa lecture – déconnecté de la réalité qu'il était ; mais il avait soudain levé la tête dans ma direction et esquissait un léger sourire.

Je craignais qu'il se méprenne.

— Je suis curieuse de savoir ce que tu lis avec tant de concentration.

Ses fines lèvres s'étirèrent imperceptiblement.

— Et moi, ce qui retenait ton attention pendant tout ce temps.

Mon cœur rata un battement. De quoi parlait-il ?

Je rétorquai, pas aussi rapidement que je l'aurais voulu :

— Je cherchais des livres... sur les sujets qui nous intéressent.

C'était la vérité. Je détournai la tête.

— Rien digne d'intérêt, répondit-il finalement en refermant sa lecture.

Cela me sembla bizarre : pourquoi le lisait-il avec autant d'attention dans ce cas ?

Je fis volte-face et tentai de saisir le livre de ses mains. Mais, habitué à agir dans l'urgence, Nikolas ne réfléchit pas et résista à ma pression.

Il m'attira alors contre lui et je me retrouvai à quelques centimètres de son torse, le livre nous séparant.

Surprise, je levai les yeux vers lui et croisai son regard indéchiffrable. Il ne fit pas le moindre geste pour me libérer moi ou le livre.

La poitrine brûlante, je reculai brusquement, la main qui tenait son livre posée sur le cœur.