CXLIII. Un Délicieux Croissant Qui Ne Vaut Décidément Pas Un Certain Tableau

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Quelqu'un s'asseyant à ma droite me poussa légèrement, me décalant du côté opposé, contre mon voisin de tous les jours, Nikolas.

Santal. Et cèdre. Délicieusement fondus dans l'air ambiant, chargé des senteurs matinales telles que le café, le thé, les viennoiseries...

C'était la fille que j'avais fait tomber l'autre jour dans la neige -lors du cours de M. Dreven où nous avions dû faire des tours de parc- parce que j'avais vu les deux yeux de Nikolas et m'étais arrêtée brusquement de surprise. Elle s'appelait Lorem.

Je remarquai en face de moi Joia, la blonde Tenåring qui s'était fait manipulée par Zella, assise d'ailleurs à côté d'elle. Il y avait Sin aussi, discret et réservé comme toujours et un tas d'autres élèves que je ne connaissais pas. La table, pourtant longue, était complète et chacun se sustentait dans un joyeux brouhaha, entrecoupé d'exclamations concernant le Bal, attendu avec impatience.

Zella, alors qu'elle n'avait pas daigné constater ma présence jusque-là, me prit soudain à parti, avec une question véritablement existentielle :

Et toi Kafée, que me conseilles-tu, bleu marine, satin ou or ?

Je n'avais pas du tout suivi la conversation.

A propos de... ? fis-je avec un intérêt feint, pour rattraper mon impardonnable inattention.

Elle cligna élégamment ses longs cils de jais dans un geste impatient, soupira et posa ses yeux d'ambre sur moi :

A propos de ma robe pour demain soir, au Bal.

Je fis mine de réfléchir en mordant d'une manière volontairement ridicule ma lèvre inférieure. Je croisai le regard étonné de Nikolas et cessai aussitôt ma grimace, les évènements de la veille me revenant en mémoire.

Je dirais bleu marine bien sûr, conseillai-je d'un ton pénétré.

Cette teinte jurerait parfaitement avec le jaune de ses yeux.

Je risquai un coup d'œil à ma gauche pour voir un Nikolas qui dissimulait un sourire amusé. Apparemment il avait saisi l'ironie du conseil.

Chokola, quelle est la couleur que tu préfères ? demanda-t-elle soudain d'une voix mielleuse, à la surprise générale, car qu'elle adresse la parole à un chien était pour le moins rare.

Mais je compris dans ses yeux gourmands la raison de cette promotion.

Elle ajouta :

Tu devras connaître mon choix final, j'ai l'intention de t'accorder une danse.

Murmures étonnés qui se calmèrent quand Zella frappa légèrement la table de ses longs ongles satinés. Chokola avait été hissé, sans autre cérémonial que l'attention (suspecte) de Zella au rang des maîtres. Il était affranchi en quelque sorte.

Je m'attendais presqu'à ce qu'elle sorte un bonnet rouge.

Violet, répondit-il un poil insolent avec un sourire charmeur.

Ce n'était pas dans les propositions.

Zella se figea, partagée entre son apparente attirance pour lui et le désir de le remettre à sa place pour son impertinence. Mais elle ne pouvait pas l'abaisser ainsi juste après l'avoir élevé devant toute la tablée, l'humiliation la contaminerait.

Elle décida donc de le prendre sur le ton de l'humour.

Seulement si tu portes une cravate assortie, répliqua-t-elle doucereusement.

« je ne te laisserai pas une seconde chance de te rattraper » semblaient dire ses yeux or où dansait une lueur dangereuse.

C't entendu, consentit mon voisin, à peine moins insolemment.

Mais elle était tellement sûre que sa mise en garde l'avait terrorisé qu'elle lui sourit comme on sourit à un enfant qui a donné la bonne réponse. J'avais soudain une furieuse envie de lui donner une claque.

Puis elle se désintéressa de lui et tourna la tête avec une grâce ophique* vers sa voisine Joia.

Et leur conversation vraiment passionnante se poursuivit sans nous.

Nikolas, qui avait joint ses mains sous son menton pour répondre à Sandor junior, les délia et les posa sur la table.

Ce faisant, sa main droite heurta la mienne, également sur la table. Pourtant conscient de ce contact, il ne le rompit pas. Cette observation me rendait confuse et je décidai de penser à autre chose. A ce délicieux croissant par exemple.

Cependant c'était impossible car je sentais son regard intense braqué sur moi, me détaillant sans vergogne. Je ne parvenais pas à me concentrer sur le misérable morceau de croissant.

Soupirant, je tournai la tête pour lui dire quelques mots bien sentis mais aussitôt que mes yeux quittèrent ma viennoiserie, le sien dévia sur mon thé.

Tu m'avais habituée à plus de discrétion, Nikolas.

Je le fixai alors à mon tour avec insistance, en une vengeance puérile. 

Je ne l'avais jamais regardé aussi longtemps aussi attentivement. Ces boucles noires rebelles qui tombaient sur ses joues, ce menton volontaire, ces lèvres à la courbe légèrement boudeuse...

Jusqu'à ce qu'il lève le regard, me surprenant dans mon inspection imprévue.

Le tableau te plaît ? fit-il tout bas, mais sans réussir tout à fait à dissimuler son trouble.

***

[ En grec ancien , ophiakos , « relatif au serpent » ]

Selena - Les Lunes JumellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant