CXCIV. Un Ahuri, Une Maladroite, Deux Chuchoteuses

167 22 46
                                    

Je me réveillai avec l'impression d'avoir dormi une éternité. Ou d'avoir fait un long coma, au choix. La première pensée qui me vint fut « était-ce un rêve ? ». Je sautai de mon lit devant le petit miroir du lavabo : la pierre de mon collier était traversée d'une large brisure rouge foncé qui, j'en étais sûre, n'était pas là la veille.

Je n'avais pas rêvé.

Ma deuxième question fut alors : « Où est Nikolas ? ». S'était-il vraiment enfui comme j'en avais le pressentiment ?

Les spots de lumière accompagnés de la sonnerie stridente se déclenchèrent soudain, me faisant sursauter, alors même que j'étais déjà bien réveillée. Je fis un rapide calcul : il me restait environ une heure avant le premier cours. Tout juste assez de temps pour aller vérifier une chose.

Si j'étais assez rapide.

En deux temps trois mouvements je me brossai les dents, m'habillai et attrapai mon sac puis claquai la porte de ma chambre et dévalai l'escalier.

Sans même prendre la peine d'enfiler les manches de mon manteau, je sortis dans le froid du matin.

Il avait beaucoup neigé cette nuit et la couche immaculée qui recouvrait tout était tellement épaisse que je me mis à penser que sortir de l'école était impossible par cette météo. Seuls les chemins les plus fréquentés par les élèves avaient été déblayés. La luminosité agressive des spots et celle jaune des lampadaires faisaient scintiller la neige d'une manière étrange, contrastant avec le ciel toujours aussi sombre.

Je passai devant le réfectoire sans m'arrêter et poussai la porte du bâtiment suivant, celle du dortoir des garçons.

Fort heureusement, il n'y avait personne au rez-de-chaussée, à part un garçon mal réveillé qui me fixa d'un air étonné avant de continuer à lacer ses chaussures comme si de rien n'était.

La configuration de cet endroit était pratiquement identique à celle de mon dortoir. Aussi trouvai-je rapidement ce que je cherchais : les lignées de porte-manteaux du dernier étage, là, tout au fond. Passant devant les rangs de manteaux, je lus méthodiquement tous les petits écriteaux sur lesquels étaient inscrits les noms de famille. STULTE. C. STULTE...

Introuvable. Mes épaules s'affaissèrent et je m'effondrai sur une banquette entre deux manteaux.

Il avait vraiment quitté cette école pendant la nuit. Sans me prévenir. Avait-il été forcé par quelqu'un ? Cela n'était pas logique, si c'était l'école, j'aurais été expulsée aussi, et si c'était extérieur, il m'aurait fait partir aussi, ou il m'aurait prévenue ! Cette décision absurde venait donc de lui. Il m'avait abandonnée dans cette école de psychopathes, seule, et surtout sans aucune information. J'étais littéralement un petit agneau au milieu des loups. Un petit agneau musclé, furieux et blessé.

Tu attends quelqu'un ?

Le garçon aux lacets se tenait devant moi, ses deux yeux jaunes interrogatifs.

Heu... non. Merci.

Il restait planté là, maladroit. Je compris enfin avec embarras qu'il voulait récupérer son manteau. Je bondis sur mes pieds aussitôt et me précipitai dehors.

Seule.

***

Mais quelle andouille ! pestai-je contre moi en ramassant un énième livre coincé au-dessous de la bibliothèque.

Tout le monde avait déjà quitté les salles de cours pour aller dîner au réfectoire, tous sauf moi, car j'avais fait tomber une pile de livres de type tour de Babel au pied de mon bureau. Pour ma défense, tous ces livres tenaient en équilibre depuis bien trop longtemps sur le bord de l'étagère. Un simple coup de coude depuis ma table avait suffi à faire s'écrouler toute l'œuvre de rangement de M. Dreven, sous ses yeux aveugles affolés.

Lui aussi était parti, après m'avoir demandé de réparer ma gaffe, évidemment.

Il y avait là des livres tellement empoussiérés que la salle se remplissait d'un nuage gris à chaque mouvement que je faisais. Tant et si bien qu'au bout d'un moment, je dus sortir de la pièce afin d'éviter l'asphyxie.

Fermant la porte de la salle sur moi, je pris une grande inspiration d'air pur et sain. Vide, le couloir paraissait encore plus sombre et silencieux que d'ordinaire. Plus calme aussi. C'était la première fois que l'impression d'être menacée en permanence dans l'enceinte de cette école me quittait.

Je fis quelques pas, passant devant les salles sans élèves et sans professeurs, profitant du fait que personne ne savait que j'étais là – à part M. Dreven. Je marchais sans bruit, jetant parfois des regards à travers les carreaux de pièces sûrement pas utilisées depuis des lustres.

Après avoir bien visité le bâtiment, j'arrivais vers une portion de couloir que je connaissais bien, quand soudain, j'entendis des chuchotements. Ils provenaient de la salle tout au fond, celle de Mme Desmond.

Emplie de curiosité, je m'approchai à pas de loup, tendant l'oreille.

... mesurez le poids qu'ont vos mots ? demanda une voix que j'identifiai comme étant celle de Mme Desmond.

Une voix féminine lui répondit, murmurant.

— Oui madame. J'en suis presque sûre.

J'entendis un mouvement de chaise. Mme Desmond faisait le tour de son bureau. Je me baissai rapidement pour qu'elle ne me voie pas.

— Alors il est urgent de communiquer vos conclusions à la Fédération. Je peux m'en charger si vous préférez.

La Fédération ? Cela devenait extrêmement intéressant. Je tentais de jeter un regard par les carreaux mais c'était trop dangereux, les voir me rendait visible également.

La voix féminine reprit la parole, expliquant :

— Pas tout de suite, s'il vous plait. Il reste une chose étrange, que je dois vérifier avant. Je vous en ai parlé ce soir pour que vous observiez Kafée aussi.

Je retins un hoquet de surprise. Elles parlaient de moi ! Qu'avait découvert cette voix féminine ? Le cœur battant la chamade, j'écoutai encore.

Il n'y avait plus de bruit. Mme Desmond devait être en train de réfléchir.

— Vous avez vingt-quatre heures pour faire vos vérifications. Demain, j'en informerai la Fédération si vous n'avez pas de renseignements supplémentaires à m'apporter. Une information de cette importance ne doit pas être négligée, même si elle n'est qu'un soupçon. Je vous fais confiance, Kathryx.

Selena - Les Lunes JumellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant