Chapitre 5 - L'heure du thé

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Trois servantes étaient affairées à préparer la table pour le thé. La plus grande parlait d'une voix excitée, ennuyant visiblement les deux autres.

« Bahnu m'a dit qu'il arrachait le cœur de ses ennemis avec ses griffes longues comme le bras, c'est son frère qui lui a raconté en revenant du front.

- Le frère de Bahnu transporte le courrier, il n'a jamais vu un champ de bataille, l'admonesta sa supérieure.

- Et alors ? Il l'a entendu de la bouche des soldats ! Il paraît même qu'il les mange crus en plein combat, il tient un collier de cœurs d'une main et tue des soldats de l'autre. »

C'en était trop pour la plus jeune qui gémit misérablement.

« Surya, tu fais pâlir la petite, arrête les ragots et concentre-toi sur ton travail s'il te plaît ! Si je dois encore rattraper ton retard, c'est ton cœur que je donnerai à la Bête. »

Ishta, assise sur un petit coussin rond, attendait. Son bansurî posé en travers de ses genoux, elle tentait de tenir à l'écart son angoisse. Le salon de thé des Orties était le plus petit salon de thé du palais des femmes. Utilisée d'ordinaire par le Roi des rois lorsqu'il souhaitait passer du temps avec l'une de ses concubines, la pièce joliment décorée ne contenait pourtant que peu de meubles. Une table basse et des coussins dans un camaïeu de rouge étaient posés au centre de la pièce, dos à la porte. Le mur en face de celle-ci était ouvert en plusieurs arches donnant sur les bassins en contrebas. La pièce, orientée plein Sud, était remplie de plantes en tout genre et pouvait vite se transformer en four durant la journée. Mais la soirée commençait et les soleils se couchaient déjà au-dessus de la cité à l'est, se reflétant sur l'eau calme du Saanpah, le fleuve serpent. L'air du soir était doux et les oiseaux des jardins survolaient les bassins à grand renfort d'acrobaties, pépiant joyeusement. Les trois servantes ayant terminé d'installer un petit plateau avec une théière, une tasse et des petits biscuits fleuris, elles se dépêchèrent de sortir, passant devant Nishka installée sur un coussin près de la porte.

Bientôt, Sichuna Ning passerait ces battants de bois sculptés, et ils auraient deux heures entières pour bénéficier de la présence de l'autre. Et rien d'autre, puisqu'ils n'étaient autorisés ni de se parler, ni de se regarder. Encore fallait-il qu'ils aient quelque chose à se dire, quant à se regarder... Il serait bien étonnant qu'il la reconnaisse sous les couches de bijoux et voiles couvrant le haut de son visage jusqu'au nez. L'absurdité de la situation la frappait de plein fouet alors qu'elle se rappelait comment, enfant, elle trouvait l'Heure du Thé si romantique. Avec ses sœurs, elles s'imaginaient partager un moment important avec leur futur époux, leur cœur serait alors en harmonie et les deux se jetteraient timidement des regards en coin, bravant tous les interdits, sous le regard désapprobateur de leur chaperon, des papillons plein l'estomac. Voilà qui n'arriverait pas. Elle ne donnerait jamais à Nishka la satisfaction de rapporter le moindre mauvais comportement. Encore une fois elle eut honte de sa naïveté. Certes elle était enfant, mais elle avait des yeux, comment avait-elle pu être aussi candide ?

Les souvenirs de l'annonce de ses fiançailles remontèrent à la surface, elle était loin de la joie et de l'anticipation qu'elle avait alors ressentie. Pourtant, la pensée de Sichuna Ning lui faisait toujours monter le rouge aux joues sans qu'elle ne pût rien y faire. Sa raison avait beau lui dire qu'elle ne le connaissait pas, que son père aussi paraissait aimant et affectueux en public, qu'il n'était qu'un homme parmi tant d'autres et qu'il attendrait certainement d'elle la même chose que tout homme attend d'une femme, autrement dire être belle, obéissante mais surtout silencieuse, la jeune fille en elle ne pouvait s'empêcher de se sentir bouleversée en pensant à lui.

Des bruits de pas dans le couloir la ramenèrent à la réalité. Son cœur s'accéléra et elle prit de grandes inspirations pour se calmer. Elle riva son regard sur le sol, se préparant mentalement à l'entrée de son futur époux mais elle fut surprise par trois légers coups donnés contre le bois. Elle releva la tête, stupéfaite et confuse, avait-il réellement toqué à la porte ? Elle se tourna vers Nishka qui parut tout aussi prise de court, retenant sa respiration. Ishta ne savait pas quoi faire. Elle n'avait aucun moyen de savoir si c'était lui. De nouveau trois légers coups se firent entendre, confirmant qu'elle n'avait pas rêvé.

La bête de la Terre des RoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant