|2| La Guerre des Insoumis

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     Ce monde n'a pas toujours été comme ça. Lorsque j'étais enfant, ma mère se plaisait à me raconter sa vie étant petite. Elle me parlait des journées qu'elle passait à jouer dans les champs, à bronzer au soleil un livre à la main, pendant que le vent faisait danser les tiges de blé autour d'elle.

     Elle disait qu'en ce temps-là, l'humanité n'avait jamais été aussi belle. La vie rayonnait de bonheur et aucun de nous ne se doutait que cette humanité viendrait à faillir. Personne ne sait vraiment quand tout ceci a commencé. Jusque-là, personne ne s'était jamais plein du régime mit en place. Le gouvernement nous avait rendu docile et plus aucun d'entre nous ne cherchait à protester contre les horreurs qui se tramaient dans tout le pays.

     Car je n'étais pas dupe, ma mère avait beau prétendre que la vie à cette époque était merveilleuse, je savais bien que tout n'était pas rose. Sinon, nous n'en serions pas là aujourd'hui.

     Il a fallu d'un simple moment de faiblesse, d'une toute petite erreur des forces mises en place pour mettre le feu aux poudres. La population a semblé comme sortir d'un profond coma et il n'a pas fallu beaucoup de temps pour que tout le monde prenne les armes.

     Les combats ont duré pendant des mois. Ma mère n'en parlait pas souvent mais quand elle le faisait, je pouvais lire la douleur et la peine dans son regard. Son enfance avait été marqué par les tirs de fusils, les pleurs de désespoir et la peur d'être le prochain à partir.

     Dans ces temps de trouble, il n'y avait rien à quoi se raccrocher, la guerre avait tout détruit. Les deux camps étaient affaiblis et l'espoir s'était alors installé. On croyait enfin voir le bout du tunnel, on pensait que le massacre était terminé. Et il allait se terminer, mais pas de la façon dont on l'espérait. Cette partie de l'histoire n'est pas très clair non plus. On raconte des tas de choses, des légendes. Certains pensent que c'est grâce à la sorcellerie que le gouvernement a réussi à l'emporter. Qu'il aurait fait un pacte avec le diable et que les démons se serait ralliés à lui. Bref, des histoires à dormir debout qu'on raconte pour faire peur aux enfants.

     La vérité c'est que nous n'étions pas assez fort. Vaincus, avec le poids des disparus sur les épaules, nous n'avions plus eu la force de nous battre. Le monde s'était alors incliné devant cette nouvelle puissance qui prit le nom du Centre.

     Ce nouveau gouvernement encore plus strict que l'ancien impose sa loi par la frayeur. Il est bien plus simple de se terrer dans la peur que de trouver le courage de résister. Les rebelles ont été traqués jusqu'au dernier avant d'être exécutés pour l'exemple. Et alors que la Révolte mourrait à petit feu, le gouvernement a tenu bon de ne pas faire cesser les attaques, comme pour nous rappeler les atrocités qui nous avaient conduit à devenir des êtres inférieurs.

     Je me souviens encore de ce jour, où l'horreur de la guerre m'avait frappé en plein visage. C'était un matin de janvier particulièrement glacial. Les camions de militaire étaient passé en trombe dans le centre-ville. Nous les avions tous regardé passer en silence jusqu'à ce qu'ils atteignent une maison piteuse en face de la boulangerie. Les tirs ont fusé et plusieurs cris ont retenti dans l'habitacle. Un homme et une femme en sont sortis et ont tenté de fuir avant d'être rapidement rattrapés par les soldats. Ils se sont débattus furieusement avant d'être jetés dans un camion, comme de vulgaires déchets.

     Puis, nous avons tous été réunis sur la Grande Place en face du clocher. Le couple était agenouillé par terre, leur visage recouvert d'ecchymoses. Je voyais la femme trembler, mais je ne savais pas si s'était à cause du froid ou de la terreur qu'elle ressentait. Ma mère se tenait à mes côtés, la mine grave. Elle n'a même pas pris la peine de me couvrir les yeux quand les soldats se sont avancés vers les deux rebelles. Je n'ai pas sillé quand les coups de fusil sont partis. Les deux corps sont retombés lourdement au sol et je suis restée là, complètement paralysée à observer leur cervelle se répandre dans la neige.

     J'avais huit ans quand c'est arrivée. Je n'ai pas pleuré, non, j'ai explosé de rage. La foule s'est dispersée et chacun est retourné à ses activités, comme si la scène qui s'était jouée était tout à fait normale. Moi, je suis restée devant les deux cadavres, les poings tremblants. Je bouillonnais de l'intérieur. Je voulais hurler au monde entier ma fureur. Mais je ne l'ai pas fait, car sinon, les soldats m'auraient emmené, moi aussi.

     Ma mère m'a attrapé le poignet et nous sommes rentrés chez nous en silence. Je savais qu'elle était terrifiée et, à ce moment-là, j'avais eu envie de lui crier tout le dégoût que j'éprouvais pour elle. Je la haïssais, elle et le monde entier. Tout ici me rappelait sans cesse que nous n'étions que de la chair à canon destinée à l'abattoir.

     Les habitants du Centre ont donné comme nom à cette guerre la Révolte des Insurgés. Nous, nous préférons l'appeler la Guerre des Insoumis. Comme si au fond de nous, l'espoir ne s'était pas complètement éteint et que notre cœur battait toujours pour la liberté.

« Tiens-toi droite ! S'écrie madame Sullivan en abattant sa règle en bois sur la table. »

     Sa voix cinglante fouette l'air et je n'y réfléchis pas à deux fois avant de me redresser sur ma chaise. Je suis assise dans la grande salle à manger à la table de réception. J'ai troqué ma chemise et mon pantalon en cuire pour une robe indigo à manches longues centrée à la taille. Le volume de tissus au niveau des épaules me donne des airs de champignon et la dentelle dans mon cou me gratte la peau. Une vraie robe de princesse. Mes cheveux sont plaqués en arrière par une longue tresse à laquelle s'échappent quelques mèches indisciplinées.

     Devant moi s'étale une dizaine de couverts scintillants. Les assiettes en porcelaine sont empilées les unes sur les autres dans un ordre bien précis que je m'efforce à retenir. Des verres de cristal jusqu'au couteau à viande, tous reluisent de propreté.

     Ma mère se tient en face de moi à l'autre bout de la table. Son regard est perçant. Cette vaisselle est un des plus beaux héritages que ses parents lui ont laissés avant de mourir, et je sais qu'elle me tuerait si j'avais le malheur d'abimer la fragile porcelaine. Ils sont morts il y a quelques années, alors qu'une grande fièvre a ravagée le village. Beaucoup de personne ont succombé, pauvres et riches confondus. La mort n'a pas de préférence entre les différentes classes sociales.

     Je n'ai plus eu le droit de sortir depuis le bombardement d'il y a une semaine. La neige a commencé à tomber hier et je mourrais d'envie d'aller jouer sous les flocons, mais ma mère me l'a interdit. À la place, elle a tenu bon de m'inscrire à des cours de bienséance avec l'aide oppressante de madame Sullivan. J'avais toujours fui ces leçons comme la peste, préférant passer mon temps en haut du clocher. Mais maintenant, je n'ai plus d'échappatoire, et je me retrouve à présent entre les griffes aiguisées de cette vieille mégère.

« Reprenons, annonce-t-elle avec un sourire narquois. Montre-moi quelle fourchette est utilisée pour le poisson. »

     Je me tourne vers les trois fourchettes positionnées à gauche de mon assiette. Je n'ai aucune idée de ce à quoi elles pourraient servir. J'imagine Sullivan sourire derrière moi, cette sorcière guette la moindre occasion de me donner des coups de bâtons sur les doigts.

« Alors ?

- Heu...celle-ci, je réponds en attrapant une fourchette au hasard. »

     Sullivan me fixe mais ne dis rien, et je comprends que je n'ai pas fait d'erreurs. Je tente de dissimuler mon étonnement pendant que ma mère hoche la tête, signe qu'elle est contente de moi. Je soupire et me tourne vers la fenêtre où l'on peut apercevoir les flocons de neige tomber en masse à l'extérieur. Je dois me faire violence pour ne pas sauter de ma chaise et enfiler mes bottes pour courir dehors.

     Les heures passent lentement pendant lesquelles je me demande comment mes grands-parents ont pu acheter une vaisselle aussi laide. Je les imagine en temps de guerre, alors qu'ils combattent l'ennemie, armés d'une fourchette à poisson. À cette pensée, j'éclate de rire, m'attirant le regard noir de ma professeure. Je lui réponds en lui tirant la langue lorsqu'elle se retourne, exaspérée.

     Mais je sais que mes grands-parents n'ont jamais combattu contre le Centre. La guerre les enrichissait, comme beaucoup d'autres dans ce quartier, et ils n'auraient jamais souhaité qu'elle se termine. Je soupire une nouvelle fois en pensant à tout ce que cette guerre nous a arraché, et à eux, qui transformaient le malheur des gens en billet d'argent.

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