|43| D'un certain point de vue

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« Encore, je répète. »

Je sers les points et les dents et je m'efforce de garder une respiration régulière aux battements de mon cœur. Mes genoux manquent de se dérober sous mon poids mais je tiens bon. Malgré la douleur lancinante dans mes tempes je ne peux pas m'effondrer. Je ne dois pas m'effondrer.

La douleur n'est rien. Je peux la supporter. Je la range dans une boîte dans mon cerveau et je la garde fermée à double-tour. Je connais la douleur, je peux oublier qu'elle me fait mal. Et je ne quitterai pas cette plage avant d'avoir réussi ce pourquoi je m'entraîne depuis maintenant huit jours.

« Vous vous surmenez Anna, me réprimande Amir. »

Plus de « mademoiselle ». Je rirai presque qu'il est cédé avant moi. Mais le majordome ne s'amuse plus. Il a repris le masque du professeur sévère face à son élève capricieuse. Inutile de préciser que c'est moi qui fais un caprice.

« Encore une fois, je m'obstine.

- Non. Ce n'est pas en tombant de fatigue que vous arriverez à quoi que ce soit. Je ne vous enseignerai plus rien tant que vous ne vous serez pas reposée. »

                Son ultimatum ne me laisse plus le choix. J'en oublie le sang qui coule de mon nez, sonnée par les échecs cuisants qui me reviennent en pleine figure.

« Ce n'est pas en me reposant que je m'améliorerai ! Je n'ai plus le temps pour ce genre de choses ! Je m'écris, d'une voix qui traduit mon urgence. Le bloc de ver s'est fissuré. Si je ne fais rien, Cassius l'aura brisé dans quelques jours. Je dois le bloquer. »

Et peu importe que mon corps s'écroule, mon esprit tiendra et c'est tout ce qui compte. Je ne peux pas laisser Cassius m'atteindre. Il n'y a que moi qui le sépare de ceux que je veux protéger. S'il arrive à passer à travers moi, c'est son dernier rempart qui s'abattra et je ne pourrai plus rien faire.

« Transmuter n'est plus le plus important désormais. Il faut que cette barrière tienne jusqu'à que je canalise complètement ce pouvoir.

- Très bien, soupire mon professeur. Réessayons. »

Je m'autorise un sourire qui se transforme en grimace lorsque ma migraine se rappelle à moi. Je la rajoute à ma boîte et en cèle le verrou. Mes talons s'encrent dans la sable et je fixe les yeux argentés du majordome sans ciller.

Je dois savoir à quoi il pense. Ce n'est pas une simple devinette. Je dois m'immiscer dans son esprit, sans pour autant qu'il me remarque. Se caler sur ses battements de cœur, faire comme si ce que je m'apprête à voir m'appartient.

Je me projette et en un claquement de doigt, je quitte la plage. J'heurte les pavés d'une rue. Ma vision est trop floue pour que je distingue autre chose que la lumière tamisée des réverbères. J'entends des cris et ma voix se mêle aux autres. Le martèlement de bottes se rapproche, des ombres se débattent et un liquide poisseux me rend complètement aveugle. Du sang.

Avant que ma vision ne devienne plus net, l'odeur de sel de mer emplit mes narines. Amir est penché au-dessus de moi et c'est de la terreur pure que je lis sur son visage avant que la douleur ne revienne en masse.

Je ne peux pas la contenir dans ma boîte tant elle me brûle de l'intérieur. Elle dilue mes entrailles et j'ai l'impression que du métal chauffé à blanc fond dans mes veines. Mon cœur bat trop vite, je ne peux plus respirer.

« Anna ! »

L'eau salée étend ses longs bras sur moi et je suis instantanément tirée de ma torpeur. De la mousse écumeuse mouille mes cheveux. Ma poigne sur le sable boueux se dessert, les grains s'infiltrent sous mes ongles. Amir ne me relâche pas pour autant les épaules, s'assurant d'abord que je reprenne mon souffle.

The Price of FreedomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant